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élancé, pétillant, habillé avec recherche, haut en couleur, lissant d’un geste familier sa longue et forte moustache, la bouche entr’ouverte avec complaisance sur des dents très blanches, les cheveux partagés jusqu’à la nuque par une raie irréprochable, le type du fat imbu de sa personne, de l’homme qui veut parvenir à tout prix, même par dessus des cadavres, fouille dans son dossier, le manie, le triture avec jouissance, semblant narguer les accusés.

Ceux-ci attendent avidement, anxieusement, ce qui va sortir de ce dossier mystérieux. Ils sont aussi énervés que les avocats auxquels, d’après le règlement barbare, il était interdit non seulement de consulter les dossiers, mais encore de communiquer avec leurs clients, fût-ce pendant l’audience.

Les yeux clignotants, éblouis par cette manifestation ostentatoire de la toute-puissance allemande, les accusés, dont beaucoup sont de pauvres gens, regardent étonnés autour d’eux. Et leurs regards se posent toujours à nouveau sur le fringant commissaire du Gouvernement, Herr Doktor Stoeber, qui, frémissant d’impatience, avec jactance, a planté son casque à côté de son dossier. Ce geste étudié, voulu, n’est-il pas symbolique ?

Aux avocats il fait l’impression d’un acteur en scène, s’inquiétant de ce que la postérité dirait de lui, redoutant d’être bafoué plus tard. Est-ce aussi pour se singulariser qu’il soulignait vis à vis d’eux son origine bavaroise et qu’il prenait plaisir à critiquer les Prussiens ? Pourtant, selon Me  Kirschen, la mentalité prussienne semblait l’imprégner. Il s’efforce d’influencer les juges en leur chuchotant à l’oreille, pendant les plaidoiries, des réflexions malveillantes sur les inculpés, des détails tendancieux visant à ruiner toute l’argumentation des défenseurs. Son acrimonie est telle qu’à plusieurs reprises le président doit le prier de se calmer et de ne pas troubler les prévenus.

L’auditeur commence par l’interrogatoire de miss Cavell qui dépose en français[1]. Elle parlait notre langue couramment, avec le fort accent dont les Anglais ne peuvent jamais se débarrasser. Malgré son ennui et même sa gêne d’être interro-

  1. J’ai reconstitué les dépositions d’après les procès-verbaux de la « justice » allemande et les notes d’audience consignées par Me  Kirschen.