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yeux, procède à l’interrogatoire des prévenus en allemand, c’est-à-dire dans une langue, que, de l’aveu de Me Kirschen, les neuf dixièmes d’entre eux n’entendent pas. Il faut donc que l’interprète Brück accomplisse à lui tout seul le travail herculéen qui consiste à traduire sans trêve les questions de l’auditeur, celles des juges et les réponses des trente-cinq accusés. Des incidents inévitables, dus à l’ignorance de l’allemand, se produisent, naturellement aux dépens des inculpés. L’auditeur prononce son réquisitoire en allemand et les avocats lui donnent également la réplique dans cette langue. La nervosité des prévenus croît à mesure que s’approche le terme des débats auxquels ils assistent inconscients, isolés, calfeutrés en eux-mêmes par suite de l’usage de l’allemand, langue juridique officielle en Belgique occupée.

Il est des prévenus, les houilleurs du Borinage, qui ne peuvent s’exprimer que dans le lourd et traînant patois borain. Ils ne saisissent pas toujours le sens des questions que leur traduit l’interprète et ils y répondent au petit bonheur, ne se souciant, ni peu ni prou, d’être compris, pourvu qu’on les renvoie chez eux le plus tôt possible.

Qu’on se figure aussi l’émotion de ces malheureux, traqués comme des bêtes, ahuris ou apeurés par cet appareil impressionnant du vainqueur qui affirmait son despotisme dans les enceintes législatives mêmes de la Belgique.

Le mot farce nous vient involontairement aux lèvres. Hélas ! cette farce eut pour quelques-uns des accusés une issue tragique, savamment calculée à l’avance.

Pour le monde des juristes aussi bien que pour les profanes, la lecture des attendus de ce procès, unique en son genre, offre le tableau bizarre de trente-cinq accusés qui se chargent eux-mêmes et réciproquement, qui n’invoquent aucun alibi, aucun atténuant, ne nient jamais et avouent sans difficultés tout ce dont on veut bien les inculper. Voilà tout au moins l’impression qui se dégage de l’exposé de la police et des considérants du jugement. C’est au milieu d’un enchevêtrement de formules juridiques, de traductions embrouillées volontairement, à travers un labyrinthe de malentendus forcés, que le procès marche rondement vers sa conclusion fatale, voulue : l’assassinat de miss Cavell et de l’architecte Philippe Baucq. Il ne s’agissait pas tant de châtier les deux héroïques compagnons