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Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 17.djvu/254

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Turcs qui sont là jetés morts. Bons seront à manger, s’ils sont cuits et salés. » Et dit le roi Tafur : « Vous dites vérité. » De la tente de Pierre il s’en retourne, et mande ses ribauds. Ils furent plus de dix mille, quand ils furent rassemblés. Les Turcs ont écorché et les entrailles ôtées, et en bouillie et en rôtis ont la chair cuisiné. Assez en ont mangé, mais de pain n’ont goûté. De ce les païens furent grandement effrayés. Appelés par l’odeur de la chair, ils sont venus s’accoter au haut des remparts, et il n’y en a pas un qui n’ait de ses yeux pleuré. Quand il n’y eut plus de cadavres dans les près, les ribauds allèrent au cimetière déterrer les corps. Tous ensemble ils les ont réunis. Les pourris, ils les jettent dans l’Oronte (ici, dans cette rivière), et les autres, ils les écorchent et les sèchent au vent. Les seigneurs de l’armée, Robert Courte-Heuse, Bohémond, Tancrède, Godefroy de Bouillon viennent contempler ce terrible festin. Arrêtés devant le roi Tafur, ils lui demandent en riant : « Comment cela va-t-il ? — J’ai assez à manger, dit-il, et je serais moult bien restauré si j’avais à boire. — Vous l’aurez, » dit le duc de Bouillon. Et de son bon vin, il lui fait apporter une bouteille… »

Inutilité d’aucun commentaire. Il faut se taire devant ces hommes éternels (déjà les vainqueurs de Verdun). Et près d’eux je distingue les femmes et les jeunes filles qui accompagnaient les chevaliers. « Le jour de la bataille, elles se lient leurs guimpes sur le haut de la tête ; elles prennent des pierres dans leurs manches pour les jeter sur les Sarrasins ; elles remplissent d’eau les bouteilles. » Elles pansaient les blessés et montraient aux mourants le ciel. Beaucoup d’entre elles périrent en soldats.

… Là vous voyez, toute riche dame
Gésir désir la terre morte et ensanglantée.

Un mot de cette herbe encore. Les chevaliers, avant d’expirer, et battant leur coulpe, en avalent quelques brins, faute d’hostie consacrée.

Enfin, un des officiers subalternes de la ville, un Arménien du nom de Firouz, un de ceux qui là-haut gardaient les tours où les Turcs, se croyant en sécurité complète, faisaient mauvaise surveillance, proposa aux nôtres de leur livrer la ville.