Page:Revue des Romans (1839).djvu/139

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mort il s’éleva de vives discussions sur le lieu et sur l’époque de sa naissance ; on reconnut enfin, après des recherches juridiques, qu’il était né en Castille, à Acalla de Hénarès, en 1547, d’une famille noble, mais pauvre. Le goût exclusif des lettres et de la poésie occupa les premières années de sa jeunesse ; mais la misère le força bientôt de quitter l’Espagne, et d’aller chercher fortune en Italie, où la maison d’un cardinal lui offrit un emploi peu digne de son caractère et de ses talents. Cervantes la quitta bientôt pour prendre le parti des armes ; il servit contre les infidèles, et reçut, à la célèbre bataille de Lépante, une blessure qui le rendit estropié du bras et de la main gauche pour le reste de ses jours. Ce cruel accident n’avait altéré ni sa valeur ni son goût pour les armes ; enrôlé à Naples sous les drapeaux de Philippe II, il tomba peu après dans les mains du plus féroce des Algériens ; une captivité de cinq ans ne fut qu’une suite d’aventures extraordinaires dans lesquelles son courage et sa fermeté ne cessèrent de lutter contre la fortune qui le poursuivait, et contre la tyrannie et la férocité de ses maîtres. Après les tentatives les plus hardies et les plus périlleuses, et dans lesquelles il fut toujours trahi par le sort, il dut enfin sa liberté aux religieux chargés du rachat des captifs. De retour dans sa patrie, Cervantes s’adonna entièrement aux lettres, objet de ses premières affections : cependant la misère et les persécutions furent encore son partage, et ce fut pour charmer l’ennui d’une assez longue détention qu’il composa son Don Quichotte. — Cervantes peut être regardé, dans l’histoire littéraire des peuples modernes, comme le père et l’inimitable modèle de ce genre de composition dans lequel, à la faveur d’une fable qui semble le fruit d’une imagination vive, gaie et indépendante, la raison fait entendre et goûter des leçons pleines de sens et de vérité, la satire lance ses traits les plus mordants et les plus ingénieux, la critique prodigue ses railleries les plus fines et ses peintures les plus vraies ; genre qu’il faut bien se garder de confondre avec celui des romans ordinaires, qu’il laisse à une distance incommensurable. En effet, dans la plupart des romans, l’action si importante, et sans laquelle ces ouvrages se réduiraient généralement à rien, n’est ici qu’un forme amusante, adoptée par l’écrivain pour amener le tableau des mœurs et des caractères, la censure des vices et des usages, les traits les plus vifs d’une plaisanterie légère, des portraits remplis de vérité, une foule d’idées ingénieuses, des préceptes utiles, et surtout une censure hardie, quoique déguisée, des vices dominants et des travers dangereux. C’est de ces ouvrages, et surtout de Don Quichotte, qu’on peut dire, avec vérité, qu’ils corrigent les mœurs en riant. Cette manière de peindre et de censurer les