Page:Revue des Romans (1839).djvu/649

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sur le fait. Les êtres parfaits ne sont pas dans la nature ; mais qu’une jeune personne, née avec un cœur aussi tendre qu’honnête, se laisse vaincre par l’amour étant fille, et retrouve, étant femme, des forces pour le vaincre à son tour et redevenir vertueuse, quiconque vous dira que ce tableau, dans sa totalité, est scandaleux et n’est pas utile, est un menteur et un hypocrite : ne l’écoutez pas. » Jean-Jacques opposa au tableau général des femmes de son temps, qui manquaient à leurs devoirs, une jeune personne faible avant d’être mariée, qui retrouve alors assez de force pour résister à son amant, quoique sa passion ne soit pas éteinte.

La Nouvelle Héloïse influa singulièrement sur la destiné de Rousseau : elle le rendit généralement l’objet de la bienveillance des femmes, qui furent dès lors disposées d’avance à devenir dociles aux leçons et à suivre les préceptes d’Émile. Quant aux hommes de lettres, les avis furent partagés ; ils ne donnèrent jamais d’éloges sans restriction ou sans une critique plus ou moins amère. Mais dans le monde, le succès fut au delà de l’imagination. « Les libraires ne pouvaient suffire aux demandes de toutes les classes : on louait l’ouvrage à tant par jour ou par heure ; quand il parut, on exigeait douze sous par volume, en n’accordant que soixante minutes pour le lire. Au commencement du carnaval, un colporteur le porta à Mme la princesse de Talmont, un jour de bal de l’Opéra. Après souper, elle se fit habiller pour y aller, et en attendant l’heure, elle se mit à lire le nouveau roman. À minuit, elle ordonna qu’on mît ses chevaux, et continua de lire. On vint lui dire que ses chevaux étaient mis ; elle ne répondit rien. Ses gens voyant qu’elle s’oubliait, vinrent l’avertir qu’il était deux heures. Rien ne presse encore, dit-elle en lisant toujours. Quelque temps après, sa montre étant arrêtée, elle sonna pour savoir quelle heure il était : on lui dit qu’il était quatre heures. Cela étant, dit-elle, il est trop tard pour aller au bal ; qu’on ôte mes chevaux. Elle se fit déshabiller, et passa le reste de la nuit à lire. — Ce qui fera toujours de l’Héloïse un livre unique, c’est la simplicité du sujet et la chaîne de l’intérêt qui, concentré entre trois personnes, se soutient durant tout le cours de l’ouvrage, sans épisode, sans aventure romanesque, sans méchanceté d’aucune espèce, ni dans les personnages ni dans les actions ; cet intérêt est pur et sans mélange de peine ; il n’est point excité par des noirceurs, par des crimes, ni mêlé du tourment de haïr. « Je ne saurais concevoir, dit Rousseau, quel plaisir l’on peut prendre à imaginer et composer le personnage d’un scélérat, à se mettre à sa place tandis qu’on le représente, à lui prêter l’éclat le plus imposant. Je plains les auteurs de tant de tragédies pleines d’horreur, lesquels passent leur vie à faire agir et parler des gens qu’on ne