Page:Revue des Romans (1839).djvu/679

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jour viendra où tout sera changé dans ma vie, un jour où l’on m’aimera, où je donnerai mon cœur à celui qui me donnera le sien. » Au lieu de cela, elle se trouve en France, liée à un mari de cinquante ans, colonel en retraire, jaloux sans cause, et travaillant à faire naître un motif réel à sa jalousie, brutal, absolu par habitude et par nature. Est-ce donc avec ce mari, d’une nature si antipathique, qu’Indiana vieillira sans amour ? Ce n’est pas là ce que lui présageaient son origine et sa naissance, toute la mélancolie d’un caractère espagnol, nourri de rêveries sans fin d’une colonie demi sauvage ; ce n’est pas surtout ce que lui présageait son imagination. Un homme d’un esprit supérieur et de manières élégantes vient se jeter devant elle par un incident romanesque ; il faut lire dans ce livre de quelle attente vague, chez cette créole nerveuse et maladive, qui vit de terreurs et de pressentiments, de quelle prévision superstitieuse est précédée l’apparition de l’amour qui doit l’enivrer et la perdre. Raymond est un ambitieux doué de rares talents, aimant le monde parce qu’il y est recherché, prodiguant à tous son inépuisable bienveillance de paroles et de sourires, et recevant de tous, en échange, des sourires et des paroles de flatterie : au demeurant c’est bien l’âme la plus sèche, le plus habile calculateur qu’on puisse imaginer. Avant d’aimer Indiana, avant de l’avoir vue, il avait séduit une de ses femmes, sa sœur de lait, autre jeune créole nommée Noun. Il était devenu amoureux d’Indiana et rien de plus ; il l’avait abordée par désœuvrement, et le succès avait allumé ses désirs, et le jour où il obtint l’aveu de ce cœur facile, il rentra chez lui effrayé de sa victoire, et, se frappant le front, il se dit : « Pourvu qu’elle ne l’aime pas ! » C’est cependant à un tel homme qu’Indiana va livrer le droit de régner en maître absolu sur son âme si douce et si pure, si abandonnée. Indiana l’aima donc ; pourtant, un effroi prophétique ayant succédé chez elle aux premières joies de la passion, elle décida qu’elle résisterait à Raymond, et pour cela qu’elle le fuirait. Elle refusa d’aller à un bal où son amant ne pouvait manquer de l’attendre. Mais Raymond, qui ne se décourageait pas aisément, vint la trouver, la nuit, dans la solitude de son salon. « Raymond, chaussé pour le bal, approcha sans bruit sur le tapis sourd et moelleux. Il la vit pleurer, et, lorsqu’elle tourna la tête, elle le trouva à ses pieds, s’emparant avec force de ses mains, qu’elle s’efforçait en vain de lui retirer. Alors elle vit avec une ineffable joie échouer son plan de résistance ; elle sentit qu’elle aimait avec passion cet homme qui ne s’inquiétait point des obstacles, et qui venait lui donner le bonheur malgré elle ; elle bénit le ciel qui rejetait son sacrifice. » — Pauvre Indiana, comme elle nous avoue naïvement le bonheur qu’éprouve à ne point résister une femme