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LA FILLE SAUVAGE

gardé des instincts bestiaux qui se révèlent de temps en temps et comme elle admire et affectionne son sauveur, elle veut le lui prouver en une subite expansion de sa nature primitive. Tout-à-coup on frappe trois coups à la porte de la chapelle, signal dont Moncel, qui avait précédemment, causé avec la mère supérieure, connaît le sens très banal, mais que Marie ignore absolument ; elle croit à une intervention divine, à un miracle et tombe anéantie sur le seuil sacré.

Quatrième acte. Marie a achevé de s’instruire et de se policer, mais depuis qu’elle s’est sentie l’objet d’une protection miraculeuse, toutes ses ardeurs se sont tournées en piété : elle veut se faire carmélite. Cela ne convient pas du tout à Paul Moncel qui est rationaliste et poursuit le projet de renvoyer Marie chez les Amaras pour qu’elle devienne la femme de Kigerick, fils d’Abeliao, lequel vient de mourir. Kigerick est roi ; Marie sera reine et introduira la civilisation sur ce coin arriéré de la terre d’Afrique. La bonne supérieure, alléchée par la perspective de tout un royaume barbare, conquis de la sorte à la foi chrétienne, approuve le plan et y prête son appui. Vains efforts. Marie veut être carmélite. Pour la décider, Moncel lui révèle que ce qu’elle a pris pour une manifestation surnaturelle n’était qu’une vulgaire coïncidence !… Alors, un brusque saut de vent s’opère en elle ; elle brise son crucifix et le Dieu des chrétiens n’est plus rien à ses yeux ; elle le compare aux idoles qu’adoraient les siens ; elle se sent de la haine pour lui parce qu’il l’a trompée. Ces sentiments, qu’on voit s’affirmer au cinquième acte, sont à leur apogée au sixième. Marie est de retour au pays des Amaras ; elle est leur reine ; elle domine, par le prestige de l’intelligence et de l’instruction ; elle a proscrit les missionnaires et interdit toute manifestation chrétienne et la toile tombe, précisément, au moment où, atterrée par la nouvelle de la mort de Moncel qui vient de lui parvenir, elle surprend un missionnaire évangélisant les sauvages et donne l’ordre de lui trancher la tête…

Tout cela est heurté, bizarre, tout ce qu’il y a de moins scénique et pourtant cela fait songer. « Au cours de la première représentation, racontait un spectateur, je me disais : c’est absurde ; le soir, en repassant mes impressions, je me suis dit : c’est curieux ; depuis lors je ne cesse de penser à quel point cela est captivant ». La gradation est très finement observée. C’est absurde, parce qu’une pareille pièce est contraire à notre conception de l’art dramatique ;