Aller au contenu

Page:Revue du Pays de Caux n2 mai 1902.djvu/3

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

NI PERDUS NI SAUVÉS



Les armoiries de la France devraient représenter une Roche Tarpéienne et un canot de sauvetage. Ce seraient là de véritables « armes parlantes ».

Les Français, en effet, ont toujours besoin de se dire perdus ou de se croire sauvés. C’est leur marotte. La catastrophe et le salut jouent dans leur existence un rôle prépondérant. « Tout est perdu » s’écriait François ier à l’issue d’une bataille d’où la vanité royale sortait plus entamée que les destins de la Patrie. « Tout est sauvé » se fût écrié, l’autre jour, M. Jules Lemaître si, au lieu d’une minorité déjà très respectable, les antiministériels s’étaient trouvés certains de posséder dans la nouvelle Chambre, une écrasante majorité.

Et de François ier à M. Jules Lemaître, les mêmes exclamations, se sont répétées, à tous propos, sur toutes les lèvres. Appliquées aux événements de politique intérieure, on les a naturellement entendues simultanément, par la raison que ce qui est catastrophal aux yeux de Jean est triomphal à ceux de Jacques et vice versa.

Rien que dans ce siècle, ont été réputés, tour à tour, avoir sauvé ou perdu la France : Napoléon ier, Alexandre de Russie, Louis xviii, Charles x, Louis-Philippe, Lamartine, Cavaignac, Napoléon iii, Thiers, Gambetta, Jules Ferry et Waldeck-Rousseau. J’en passe et des meilleurs, tels que Talleyrand, le duc de Richelieu, le premier Casimir Périer, M. Guizot et M. de Morny. Que de dangers courus, Messeigneurs ! Que de suicides projetés ! Que de machinations ourdies ! Pauvre France !

Les traces de cet état d’esprit se retrouvent en petit dans les discours politiques et les proclamations électorales. Les mots : épreuve décisive — bord de l’abîme — destinée brisée — fin de tout — dernier espoir — planche de salut — ancre de salut — etc., y chantent comme des refrains obsédants. Certainement un siècle d’instabilité politique est pour quelque chose dans ce travers ; cependant, après 32 ans passés sans grande guerre ni insurrection, il ne paraît pas que, sur ce point, l’esprit général tende à se reprendre. La cause est donc plus profonde encore.