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LA FRANCE ET L’ITALIE

bitieux pontife Jules ii provoquer contre Venise la ligue franco-allemande dite de Cambrai, quand on se rappelle les péripéties dont le royaume de Naples fut la victime, on se demande comment l’Italie aurait pu garder — et à plus forte raison, prendre conscience d’elle-même au milieu d’un pareil tumulte, d’une pareille incohérence et de pareils périls. Mais toutes ces guerres se poursuivaient à l’aide de troupes mercenaires et n’interrompaient point, pour ainsi dire, le cours de la vie sociale. On louait des condottieri pour veiller à l’ordre public aussi bien qu’à la sécurité des frontières, pour assurer le triomphe d’un parti aussi bien que pour s’emparer d’un territoire. C’était d’Espagne que la dynastie d’Aragon tirait des soldats pour défendre ou reconquérir son trône de Naples ; d’Espagne encore que venaient les régiments à l’aide desquels Jules ii prétendait chasser les Français d’Italie. C’est contre des Suisses que Gaston de Foix se battit à Ravenne, et François ier à Marignan. Ainsi le drame interminable qui se jouait sur le sol italien n’avait pour principaux acteurs que des étrangers, Français, Allemands, Suisses, Espagnols ; les Italiens n’y eurent guère de part ; ils en souffraient sans doute ; la meilleure preuve pourtant que ces événements ne faisaient qu’égratigner la race sans la saigner, comme on eût pu le croire, c’est que cette même époque si pleine du bruit des batailles était aussi une époque de richesse et d’art. Le luxe des Médicis, la plume de l’Arioste et du Tasse, les pinceaux de Raphaël, du Titien, du Corrège et des Carrache, le génie de Michel Ange et de Léonard de Vinci indiquent clairement qu’en ces jours troublés, l’effort cérébral concentrait toute l’activité des Italiens, qu’ils n’étaient ni ruinés ni inquiets, qu’ils avaient confiance dans la vie, qu’ils se sentaient épris de beauté et indifférents aux formes politiques ; et voilà ce qui, dès lors, préparait leur unité morale tout en la dissimulant sous l’apparence d’un morcellement sans remède. Si l’on ajoute à tant de noms illustres celui de Machiavel, dont les leçons de scepticisme gouvernemental seront recueillies et méditées par les générations suivantes, on possède comme une esquisse en raccourcis de ce qui va suivre et l’on comprend que le peuple italien se soit pétri, à force de vibrer à l’unisson devant les débris de l’histoire et les splendeurs de l’art — et qu’ayant enfin éprouvé le désir de l’unité, il ait répudié sans peine et sans regret des particularismes auxquels on le croyait attaché et auxquels, seule, son indifférence prêtait un semblant de solidité.