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REVUE FRANCO-AMÉRICAINE.

« Oui, ils ont des galeries de portraits historiques, mais où est le portrait de leur grand-père ? » Cette innocente épigramme, rapportée en passant, est devenue le texte d’une véritable campagne. J’ai fini par trouver dans un journal de Chicago une longue catilinaire où j’étais accusé d’avoir hasardé cette sottise : « les Américains devenus riches ont de quoi dépenser leur temps sans s’ennuyer, ils peuvent passer des journées à chercher leur grand-père. » D’autres ont commencé alors à m’assiéger d’épitres destinées à me démontrer que le nombre de vieilles familles américaines était égal, sinon supérieur à celui des vieilles familles d’Europe. Aucun de ces correspondants n’a eu l’idée de s’en rapporter au texte lui-même. Il y aurait vu d’abord que ce mot était une citation et sur laquelle je faisais de mes réserves, puisqu’il était prononcé justement à propos de luxe des nouveaux riches, et qu’il ne renfermait par conséquent, aucune opinion générale sur le pays. Enfin, en suivant le fil du raisonnement, il aurait pu observer que cette apparente critique se doublait d’un réel éloge. Ce goût des vieilles choses, des vieux tableaux, des vieux bustes, des vieux souvenirs, — j’ai justement voulu y voir la preuve que ces parvenus ne s’acceptent pas, qu’ils souhaitent du passé autour de leur luxe trop récent. Je les ai approuvés, presque admirés… et le résultat a été un vaste tollé !

Un tollé de cinq minutes, — car, pour être juste, il convient de dire que ces critiques ont surtout été provoquées par cette publication fragmentée d’une œuvre qu’il eût été plus habile, pour moi, de donner dans son ensemble. Les Américains y eussent vu tout de suite ce qu’ils y voient sans aucun doute, aujourd’hui que l’œuvre est complète, un profond respect pour leur pays, je dirai plus, un profond amour. Le plus plaisant est qu’à l’heure même où ce livre soulevait les plus vives discussions de l’autre côté de l’Océan, ici, dans le vieux monde, on me reprochait mon excessive sympathie pour le nouveau. Que de lettres j’ai reçu tandis que le Figaro publiait mes notes en feuilletons qui, toutes se résumaient ainsi : — vous ne pouvez pas aimer vraiment ces gens-là, vous qui avez tant aimé l’Italie !… » L’impartialité sympathique est une des attitudes intellectuelles les plus malaisément comprises du lecteur. Je l’ai éprouvé une fois de plus à cette occasion, et j’ai éprouvé aussi combien le vrai cosmopolitisme est encore une chose de l’ouvrier. Il en est un autre, un faux, qui ne triomphe que trop depuis cinquante ans. Vous trouverez un nombre relativement grand d’indifférents égoïstes, de ceux que l’on a si justement nommés les sans-patrie, et qui ont dépouillé le préjugé national parce qu’ils ont perdu le sentiment national. Le vrai cosmopolite, celui qui surajoute le sentiment de l’utilité de tous les génies nationaux au sentiment intense du génie de sa propre race, est un personnage excentrique et solitaire qui n’a pas de place dans notre monde moderne. Les peuples se méconnaissent les uns les autres avec une violence, d’autant moins raisonnable à l’heure actuelle, que jamais l’opportunité n’a été plus grande pour fonder les États-Unis de la civilisation. Il n’en est pas un dont la disparition ne fût un désastre pour la planète. Le voyageur sans parti-pris et qui n’a pas cessé de communier avec l’âme de son pays tout en essayant de se représenter l’âme des autres pays, arrive à cette conclusion nécessairement. Il est quelquefois triste en constatant combien peu de ces contemporains la partagent.

Somme toute, après avoir lu avec une grande attention tous les articles qui me sont parvenus sur mon livre, il me semble que les principaux reproches qui m’ont été