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Faut-il ajouter que les idées de Du Fresne diffèrent assez souvent de celles des Discours ? En 1601, un juif portugais lui a dit, à Venise, que si S. M. « vouloit permettre à sa nation d’habiter en France, elle en tireroit de la commodité et peupleroit son royaume de plus de cinquante mille familles de gens aysez et industrieux. » Canaye conseille au roi d’accepter : « d’autant que vostre peuple est fort diminué par ces guerres…, et que tous les autres princes chrestiens ont des juifs en leurs terres et s’en trouvent bien. » On peut juger que l’avis était sage, mais se figure-t-on La Noue donnant un pareil conseil, surtout appuyé de pareils arguments ?

Le Turc même, qui faisait l’horreur de La Noue, Canaye voit en lui un allié fort sortable. Il se félicite presque de la mort de Mercœur, parce que dès lors « le Grand Seigneur n’aura plus d’occasion de se plaindre de veoir des princes de France avec ses ennemis[1]. » Il ajoute même, ce qui est la réfutation du XXIe et du XXIIe Discours : « Quelques remonstrances que l’Empereur puisse faire à S. M., les raisons que vous me contés, Monsieur, sont si fortes et si nécessaires qu’il ne faut pas craindre que S. M. se dispose à rien faire au préjudice de l’ancienne alliance qu’il a avec ledit seigneur. » Qu’est devenu ce brave La Noue, et son affirmation « que les alliances faites par les princes chrestiens avec les Mahumetistes, ennemis capitaux du nom de Christ, leur ont tousjours esté malheureuses, et qu’on ne se doit point allier estroitement avec eux, » et son projet de croisade sous la direction de l’Empereur et du roi Catholique[2] ?

Canaye connaissait bien les Turcs, pour avoir vu Constantinople en 1572. Il avait écrit de ce voyage une relation dont nous ne possédons que la version italienne[3]. Relation intéressante, pleine de détails piquants[4]. La Noue a pu profiter des nombreuses descriptions de sites et de contrées, des renseignements stratégiques et militaires qu’elle renferme et s’en servir pour corriger ces deux discours sur les Turcs

    avec moy, puisqu’ils me prient de n’aller point chez eux ; et quelque remonstrance, etc. »

  1. I, p. 174, à M.  de Brèves, 11 mars 1601.
  2. « Nos voisins, disait-il, ont trouvé et trouvent merveilleusement estrange de quoy tant de gens doctes et prudens, dont la France a tousjours esté ornée, ayent peu conseiller à nos Rois de s’allier avec eux, voire d’y persévérer longtemps, veu que telles alliances sont infortunées. »
  3. Bibl. nat., mss. Dupuy 238, fol. 23-58. « Voyage de M. de Fresne-Canaye en Levant, 1572. » Copie de plusieurs mains.
  4. Voy. par exemple les dames de Ragusc, la description d’un caravansérail, les femmes dans la rue de Péra (Ma basti delle donne ! s’écrie-t-il après avoir parlé des femine publiche), les caloyers, un mariage grec, le Beïram, Scutari, les mosquées, le Bosphore, etc.