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Il est une autre cause encore qui a contribué puissamment à placer les marchands sous la juridiction publique. La plupart d’entre eux sont des étrangers, des advenae, des coloni, des épaves[1]. Beaucoup sont des serfs fugitifs qui sont venus chercher dans la ville un nouveau genre de vie. De qui relèveront ces hommes nouveaux dont personne, bien souvent, ne connaît la patrie ou la condition primitive ? Les juridictions patrimoniales, fondées sur le droit de propriété, seront évidemment incompétentes pour les juger, puisque, en fait, ils n’appartiennent plus à personne. Un seul pouvoir pourra donc revendiquer ces hommes sans maîtres, et ce sera le pouvoir public[2]. Ce n’est que dans le seul cas où l’identité de l’immigrant est connue que, comme nous l’avons vu plus haut, il échappera en partie à la forensis potestas[3].

On le voit donc, la bourgeoisie marchande, quelque graves et nombreuses que soient les différences de condition sociale et de condition juridique qu’on y observe, présente pourtant, dès le début, un caractère commun. Tous ses membres nous apparaissent plus ou moins complètement affranchis de la juridiction privée et plus ou moins complètement soumis à la juridiction publique.

Ne croyons pas, toutefois, que cette situation s’explique par des considérations de haute politique. Rien ne nous permet de supposer qu’à l’origine, les seigneurs haut-justiciers se soient préoccupés de réglementer dans les villes la situation des marchands. Les droits de tonlieu qu’ils exigent d’eux sont au plus haut point vexatoires et oppressifs. Ils sont restés, au xie siècle, ce qu’ils étaient cent ans plus tôt et ne se sont pas encore adaptés aux nécessités nouvelles d’une époque de commerce et d’industrie. Comme il arrive presque toujours, le développement économique a devancé le développement des institutions, et partant, celles-ci n’apparaissent plus aux hommes que sous un aspect inique et odieux. Il a dû en être ainsi tout particulièrement du tonlieu. Il a perdu, en effet, le seul caractère qui rend l’impôt supportable : il a cessé d’être utile. Le justicier ne donne rien en retour des taxes qu’il perçoit. Il n’est tenu de maintenir en bon état ni les routes, ni les ponts, ni les quais. Le prélèvement qu’il opère sur la valeur des marchandises est donc absolument stérile et, par surcroît,

    in locis nostris sint liberi, nisi qui fuerint publicis negotiationibus implicati.

  1. Flammermont, Histoire de Senlis, p. 183.
  2. Quicumque in villae voluerit transire coloniam, ad comitem pertinebit, dit le texte déjà souvent cité de Dinant.
  3. À Dinant, en effet, les personnes appartenant aux familiae voisines de Saint-Hubert et de Saint-Lambert de Liège, et dont, par conséquent, l’identité pouvait être facilement établie, échappaient à la juridiction du comte, sauf en matière de tonlieu.