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Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1884.djvu/62

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nous croyons qu’il vaut la peine d’être reproduit tout entier. Le voici :

Puis donc qu’il faut se servir de ce que les enfans savent déja, pour leur apprendre ce qu’ils ne sçavent pas, ce qui est une regle generale et sans exception aucune, pour tout ce qu’on veut leur montrer : il seroit à propos de ne leur faire lire d’abord que des mots détachez de tout discours, dont ils connussent les choses, comme ceux qui sont de leur usage, du pain, un lict, une chambre, etc. Mais il faudroit leur avoir fait voir auparavant les Figures et les Caractères de ces mots dans un Alphabet, en ne leur en faisant prononcer que les Voyelles et les Diphtongues seulement, et non les Consonnes, lesquelles il ne leur faut faire prononcer que dans les diverses Combinaisons qu’elles ont, avec les mesmes Voyelles, ou Diphtongues dans les syllabes et les mots.

Car on fait encore une autre faute dans la Méthode commune d’apprendre à lire aux enfans, qui est la maniere dont on leur montre à appeller les Lettres separément, aussi bien les Consonnes, que les Voyelles. Or les Consonnes ne sont appellées Consonnes, que parce qu’elles n’ont point de son toutes seules ; mais qu’elles doivent estre jointes avec des Voyelles et sonner avec elles. C’est donc se contredire soy-mesme que de montrer à prononcer seuls des Caracteres qu’on ne peut prononcer, que quand ils sont joints avec d’autres ; car, en prononçant separément les Consonnes, et les faisant appeller aux enfans, on y joint toujours une Voyelle, sçavoir e, qui n’est ny de la syllabe, ny du mot ; ce qui fait que le son des Lettres appellées est tout different des Lettres assemblées ; ainsi apres que les enfans ont bien appellé l’une apres l’autre toutes les Lettres d’un mot, ils ne peuvent plus les prononcer assemblées dans ce mesme mot, parce que la confusion des sons differents trouble leurs oreilles et leur imagination. Par exemple : On fait appeller à un enfant ce mot, bon. lequel est composé de trois lettres, b, o, n, qu’on leur fait prononcer l’une après l’autre. Or b, prononcé seul fait , o prononcé seul fait encore o, car c’est une Voyelle : mais n prononcée seule fait enne ; comment donc cét enfant comprendra-t’il que tous ces sons qu’on luy a fait prononcer separément, en appellant ces trois Lettres l’une apres l’autre, ne fassent que cét unique son, bon ? On luy a fait prononcer quatre sons, dont il a les oreilles pleines, et on luy dit en suite, assemblez ces quatre sons, et faites-en un, sçavoir, bon ; voilà ce qu’il ne peut jamais comprendre, et il n’apprend à les assembler que parce que son Maistre fait luy-mesme cet assemblage, et luy crie cent fois aux oreilles cét unique son, bon.

De mesme, on fait appeller à ce pauvre enfant cét autre mot jamais, et on le fait en cette manière : j-a-m-a-i-s, ja-mais. Le moyen que cét enfant s’imagine que les six sons qu’on luy a fait prononcer en appellant ces six Lettres, ne fassent que ces deux-ci : ja-mais ? Car quand on appelle les Lettres de ce mot, on prononce separément j-a-ême-a-i-êsse. Voilà six ou sept sons dont on pretend qu’il doit former ces deux-cy ja-mais ; n’aurait-on pas plutost fait de ne luy prononcer que ces deux syllabes ja-mais, et non toutes ces Consonnes et Voyelles separément ? Ce qui ne fait que de broüiller son esprit par cette multitude de sons différents, dont il ne peut jamais faire