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L’ENSEIGNEMENT CHEZ LES INDIGÈNES MUSULMANS D’ALGÉRIE

été accompli depuis, il a déclaré que ce mariage était nul d’après les Kanouns ou coutumes kabyles, et il a informé le sieur Tahar-ou-Rahmoun qu’il pouvait au besoin requérir la gendarmerie pour s’emparer, de sa propriété, si celle-ci refusait de le suivre.

Voilà ce que j’appelle la justice sauvage.

Heureusement, tout n’est pas fini. Le mari de la pauvre Fatma, notre instituteur Hand-ou-Ibrahim, a interjeté appel de ce jugement devant le tribunal de première instance de Tizi-Ouzou.

À la bonne heure, direz-vous, le tribunal de Tizi-Ouzou cassera la sentence inconsidérée de M. le juge de paix suppléant de Mékla, et tout sera dit. — Prenez garde ! il n’est pas sûr que les choses tournent ainsi. On ne le croit pas à Alger.

De ce côté-ci de la Méditerranée, nous sommes tous d’accord, n’est ce pas ? « Cet arrêt monstrueux est inadmissible, pensons-nous, même en se plaçant au point de vue kabyle. Si le père de Fatma a manqué à sa parole, qu’on le condamne à des dommages-intérêts envers le premier acheteur, Tahar-ou-Rahmoun. Soit ! Mais il n’est pas possible qu’un juge chargé d’interpréter la coutume kabyle en la conciliant avec le droit naturel et avec le respect de la personne humaine, qu’un juge sensé, qu’un juge français déclare nul le mariage de Fatma, qu’il enlève une femme à son mari, à son vrai mari, pour la jeter, séance tenante, malgré sa volonté, dans les bras d’un autre, en la possession d’un ravisseur légal. »

Cette justice-là, en effet, serait une justice sauvage.

Et nous ajouterons : « Si des coutumes kabyles imposaient réellement de pareils jugements, ne faudrait-il pas laisser à des juges musulmans, à des cadis, le triste soin de les rendre, au lieu de charger de cette besogne des juges français ? »

Encore si les indigènes nous obligeaient à cette justice sauvage ! Mais, dans le cas présent, il n’en est rien. Les Kabyles de Djemaà-Sahridj sont tout les premiers surpris du jugement rendu à Mékla le 16 octobre 1891 par M. le juge de paix suppléant. Ils ne comprennent plus rien à notre façon d’entendre la loi. Si bien qu’on peut se demander si réellement le devoir des juges français est de rappeler les indigènes à l’observation stricte de coutumes brutales et barbares, lorsque ces indigènes mêmes les abandonnent.

En résumé, il faut et l’on doit souhaiter que le tribunal de Tizi-Ouzou, réprouvant la justice sauvage, préfère l’équité française à la légalité kabyle. Mais, pour plus de sûreté, j’ai tenu à raconter l’histoire de la malheureuse Fatma et à placer la jeune monitrice d’Azrou-Kola sous la puissante sauvegarde de la pitié des femmes de France ses sœurs.

Agréez, etc.

P. Foncin,
Secrétaire général de l’Alliance française.