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Page:Revue pédagogique, second semestre, 1882.djvu/540

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REVUE PÉDAGOGIQUE

éducation conjugale. On a dit que le mariage était une seconde naissance pour l’homme, qu’elle relève ou abaisse, selon son choix. Pour la femme, dans la théorie de Rousseau, c’est le véritable avènement à la vie. Suivant la formule expressive de Michelet, qui, d’un mot, résume merveilleusement la doctrine, mais en y attachant un sens qui la poétise, « le mari crée la femme ». Sophie jusqu’à son mariage n’a pas existé. Elle n’a rien appris, rien lu « qu’un Barême et un Télémaque, qui lui sont tombés par hasard dans les mains ». Elle a été d’ailleurs bien prévenue : « Toute fille lettrée restera fille, lorsque les hommes seront sensés. » C’est Émile seul qui doit l’instruire, et qui l’instruira, qui la façonnera à son image, conformément à son propre intérêt, à son besoin. Tandis qu’il n’a reçu lui-même que dans son adolescence les premiers principes du sentiment religieux, Sophie a dû en être pénétrée dès l’enfance pour prendre de bonne heure le pli de la soumission. Il commande, et elle obéit ; la première vertu de la femme est la douceur. Si pendant sa jeunesse elle a librement fréquenté les festins, les jeux, les bals, le théâtre, ce n’est pas tant pour être initiée aux vains plaisirs du monde, sous la tutelle d’une mère vigilante, que pour appartenir davantage, unc fois mariée, à son foyer et à son époux. Elle n’est rien qu’à côté de lui, au-dessous de lui, par lui. Étrange et brutal paradoxe, que Rousseau, il est vrai, corrige et répare, à tout instant, dans le détail, par les plus heureuses et les plus charmantes inconséquences[1]. Mais, après lui, la doctrine sera reprise par d’infidèles disciples sans ces aimables atténuations. Sous son nom on demandera que, destinée à la dépendance, la femme n’apprenne que ce qui lui est indispensable pour écrire une lettre ou faire un compte de ménage[2] ; et de nos jours, dans un de ces emportements de logique déraisonnable, où se retrouve la passion du maître, Proudhon condamnera

  1. Voir le Dialogue sur les Femmes de l’abbé Galiani. L’un des interlocuteurs y soutient la même thèse : il définit la femme « un être naturellement faible et malade ». Le dernier mot, qui appartient à l’avocat de la partie adverse, est sans grande énergie : « Si on laissait faire la nature sans la contrarier sans cesse, les femmes vaudraient autant que nous, à la différence près qu’elles seraient un peu plus délicates et un peu plus gentilles… »
  2. L’abbé Blanchard, Préceptes pour l’Éducation des deux sexes à l’usage des familles chrétiennes, 1803.