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LE ROMAN RÉALISTE EN ANGLETERRE AVEC JANE AUSTEN

familier Crabhe et le grand romancier Richardson qu’elle a lu d’un bout à l’autre. La politique la laisse froide : elle considère les guerres navales comme une occasion pour les officiers de faire leur situation et leur fortune, et elle proteste qu’elle ne lira la Vie de Nelson que s’il y est parlé de son frère le marin. Elle n’a aucune idée nouvelle ou hardie ; si elle prend la défense des gouvernantes, c’est par un élan de bonté plus que par un besoin de justice abstraite. Elle apparaît conservatrice par instinct, à moins que cela ne soit par philosophie, sûre qu’elle serait à l’avance de la vanité des ambitions humaines et de l’inutilité des changements. Voici la forme sous laquelle elle préconise l’éducation de son temps. « C’était une de ces bonnes institutions où l’on peut envoyer les jeunes filles de dix à seize ans pour qu’elles ne vous encombrent pas à la maison et où on leur assure, à un prix modéré, une bonne petite dose d’arts d’agrément, sans courir le risque qu’elles soient devenues des phénomènes quand elles reviennent chez leurs parents. » C’est un peu douteux comme réclame, à coup sûr, mais c’est d’un esprit plus dédaigneux que révolutionnaire.

De passion, dans cette vie, il n’y en a pas plus que dans ses romans : on ne se monte pas aisément la tête avec tant de lucidité ; sa perception aiguë du ridicule, son horreur distinguée de tout ce qui est sensiblerie ou romanesque l’ont très bien gardée de l’amour, peut-être trop bien. Pourtant on n’est jamais si complètement défendu contre le rêve qu’il ne vous atteigne en passant : Jane Austen semble avoir eu un goût naissant, mais fort, pour un jeune homme qui mourut subitement sans l’avoir revue. Elle n’en eut pas le cœur brisé ; s’il lui en resta quelque chose, ce fut un souvenir encore plus secret que celui que gardent ses héroïnes, Pour tous elle demeura simplement joyeuse ; les enfants l’adoraient et ne se lassaient pas d’écouter les histoires dialoguées qu’elle inventait pour eux. En résumé, c’est une vie bien unie que la sienne, dans sa douceur un peu terne, une vie qui fait penser à un dimanche anglais dans le Hampshire par la paix, la fraîcheur et la monotonie. Mais il n’y avait pas de danger qu’elle s’en-