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LE ROMAN RÉALISTE EN ANGLETERRE AVEC JANE AUSTEN

d’une admiration soulevée en nous par la difficulté vaincue ? Il ne semble pas. L’art réaliste nous enchante parce qu’il nous appelle à collaborer avec lui. En savourant une réflexion, en regardant une silhouette, on se dit : « Comme c’est bien cela ! comme cela ressemble à un tel ! » on se rappelle une foule d’observations confuses qu’on a faites soi-même, sans jamais avoir eu l’occasion ou le pouvoir de les exprimer ; on se découvre une parenté secrète avec l’auteur et on le fait bénéficier de la petite satisfaction qu’il nous procure. Parfois même, et c’est le plus beau résultat de l’art réaliste, on sent s’éveiller en soi un goût nouveau pour cette réalité méconnue, au milieu de laquelle nous vivons sans la regarder. Les romans héroïques agitent en nous des aspirations inquiètes, difficiles à contenter ; ils nous exaltent une heure pour nous laisser retomber plus ennuyés et plus dédaigneux dans le train train journalier. Les romanciers réalistes sont plus bienfaisants : ils nous enseignent qu’il y a tout près, à notre portée, des sources d’intérêt et de joie ; ils nous empêchent de rien mépriser, nous font chercher dans le spectacle même de la vie un plaisir à vivre. Il arrive parfois que cette curiosité de la vie se transforme en amour. Ceux qui ont éprouvé cet amour-là, un Dickens, un Daudet, sont peut-être plus grands que Jane Austen ; mais se pencher vers le réel avec un intérêt bienveillant ; s’amuser à peu de frais, sans malice ; être protégé contre la fade sensiblerie, averti des illusions de l’amour-propre et de l’égoïsme ; sentir se développer en soi, avec l’esprit critique, la défiance de tout ce qui est faux, outré et ridicule, c’est déjà beaucoup. Tout le monde admet que le seul avantage de vieillir, c’est d’amasser un peu d’expérience : on peut, très jeune, acquérir de cette expérience chez Jane Austen, sans y rien laisser de sa fraîcheur et de sa joie ; on sort de cette intimité plus intelligent et aussi tranquille. Peut-être n’y a-t-il pas beaucoup de romanciers dont on puisse faire, en toute conscience, cet éloge-là.


M. CLÉMENT.