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analyses. — turbiglio. Benedetto Spinoza.

différent, et de former une hiérarchie, un organisme, un monde. C’est cette tâche que M. Turbiglio a vaillamment entreprise. Il a repensé le système de Spinoza à sa manière. Avec une connaissance approfondie de son auteur et une dextérité peu commune dans le maniement des idées, il a démoli et reconstruit le temple du panthéisme idéaliste ; il a défait et refait l’Éthique. Il y a, suivant lui, deux Spinoza : un Spinoza apparent qui procède par syllogismes et un Spinoza réel, qui procède par intuitions ; l’un phénoménal, l’autre nouménal. Le Spinoza-noumène est en contradiction, j’allais dire en antinomie, avec le Spinoza-phénomène. Chaque antinomie appelle une solution et la trouve dans une conception supérieure ; mais cette conception, à son tour, se heurte à une conception contradictoire ; au contact, les deux termes de l’antithèse s’évanouissent et c’est encore une vue plus profonde, plus synthétique qui se découvre. De là un progrès. Les pièces rigides du système géométrique par excellence ont été brisées, et les fragments se rapprochent pour s’organiser en un ensemble plus mobile ; mais chaque fois ils sont frappés d’une baguette magique qui les force à se disperser encore pour se rejoindre ensuite, jusqu’à ce qu’ils aient réussi à figurer un monde vivant. On devine quel est le terme de ce processus ; c’est le Monadisme leibnizien. Le fruit de tant d’efforts est de faire de Spinoza un Leibniz inconscient. M. Turbiglio révèle donc Spinoza à lui-même ; car ce n’est pas, apparemment, une monadologie que celui-ci a pensé laisser à la postérité. L’opposition entre les deux systèmes, bien que voisins et appartenant au même cycle, est formelle, et quand Spinoza nie l’individualité dans l’atome comme la personnalité en Dieu, c’est avec une conscience aussi claire de sa pensée que Leibniz avait de la sienne quand il a écrit : « Spinoza aurait raison s’il n’y avait point de monades. » (Lettre à M. Bourguet, 1714). C’est un jeu piquant que de prendre l’un de ces systèmes et de montrer qu’avec quelques modifications essentielles il peut se substituer à l’autre : rien n’empêche qu’on ne se livre au même exercice sur la pensée de Leibniz et qu’on n’y montre un spinozisme latent. Mais il ne faut pas oublier ce que de telles constructions ont de subjectif : les variations sont faciles sur des thèmes aussi féconds ; elles ne doivent pas tendre à supprimer les thèmes originaux. Comment donc M. Turbiglio, après cinq années d’études sur Spinoza, en est-il venu à des découvertes aussi inattendues ? C’est qu’il a pris, comme cela arrive souvent, l’ordre possible, et nous ne faisons point difficulté à le reconnaître séduisant, dans lequel il s’est plu à ranger les diverses parties du système spinoziste, pour un ordre réel ; c’est qu’il a fini par voir une succession de faits là où il n’y avait qu’une série d’idées ; c’est qu’il a attribué à son auteur comme autant de phases d’une évolution psychologique les moments fictifs d’une exposition qui était son œuvre à lui : bref, de son poème dialectique, il a fait un récit, une histoire. Ainsi le matérialisme et le mécanisme étant écartés comme des états transitoires et imparfaits de la pensée de Spinoza, il en est venu à croire que le dynamisme et le spiritualisme étaient les doctrines d’élec-