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pyrrhonien de ses amis : « L’univers ne sera jamais heureux, à moins qu’il ne soit athée. » Et les raisons que donne de son opinion cet « abominable » homme composent une sorte d’hymne où tous les bienfaits de l’athéisme sont célébrés. La Mettrie dit de l’immortalité de l’âme ce qu’il pense de l’idée de Dieu.

Ce qui a surtout nui à La Mettrie, c’est sa mort. Il n’est pas seulement parti trop tôt de ce monde (à quarante-trois ans), où il ne fait pas bon de n’appartenir à aucune église, à aucune école, à aucune secte : il a eu le tort, au moins en apparence, de périr d’une indigestion, — car, en réalité, il paraît bien que c’est lui-même qui s’est tué, ou laissé tuer par ses confrères, en se faisant saigner huit fois en trois jours et en prenant des bains pour une indigestion ! C’était peu de réhabiliter le savant, le philosophe et l’homme dans La Mettrie. Il restait à montrer au grand nombre qu’un matérialiste peut avoir des entrailles de père, qu’un voluptueux sceptique, un commensal de Frédéric le Grand, pouvait à l’occasion pleurer comme une femme sur la perte d’un enfant, d’un fils, à peine venu au monde. C’est encore à M. Jules Assézat que l’on doit de pouvoir considérer La Mettrie sous cet aspect inattendu : il a naguère publié une longue lettre, tout entière de la main du philosophe, qui est conservée au musée de Saint-Malo ; elle a été envoyée de Berlin en France (1749) par La Mettrie à sa sœur, qui lui avait mandé la mort de son enfant. La Mettrie s’était marié en 1746 ; il avait eu un fils, auquel il adressa même les Conseils placés en tête de la Politique du médecin de Machiavel : cet enfant venait de mourir, à l’âge de deux ans, d’une pleurésie. Tous ceux qui liront cette épître avec quelque pratique de la langue et des habitudes de style du dernier siècle, discerneront bien vite sous le pathos et la rhétorique verbeuse de l’époque l’angoisse, la souffrance poignante, l’accent déchirant d’une douleur véritable. Rien n’est, d’ailleurs, plus naturel, et nous regrettons presque que cette lettre ait fait prendre un instant le ton de l’apologie aux sincères admirateurs de La Mettrie. Quand La Mettrie, au lieu d’être un matérialiste, eût été un ascète et un saint, il n’en aurait pas moins pleuré son fils. Les religions et les philosophies sont trop tard venues dans le monde pour rien changer au vieux fonds de la nature humaine, aux habitudes, inconscientes et héréditaires de nos lointains ancêtres. Pour n’être plus guère que des actions réflexes chez des hommes devenus presque uniquement intelligents, l’amour et la pitié ne se manifestent pas moins encore d’une manière irrésistible. C’est un vieux rouage qui s’use, mais qui fait encore partie de la machine.

Jules Soury.