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ANALYSESswientochowski. — Lois morales.

résidant au sein d’un monde invisible. La moralité serait à ce compte un miracle dans la nature, un ordre de choses étranger à la science.

M. Swientochowski procède conséquemment à la réfutation de ce préjugé anti-scientifique. Les observations faites par les ethnologistes ont établi que l’homme primitif, le sauvage, n’a point conscience d’une règle d’action primordiale et universelle. Un Botocyde ou un Iroquois ne regardera jamais l’impératif catégorique de Kant comme une loi morale. Les pères qui tuent un de leurs jumeaux, les fils qui égorgent leurs mères arrivées à la vieillesse (Lubbock a vu le fait), croient obéir à une loi rationnelle. En dehors des Kantiens, combien y a-t-il d’hommes demi-civilisés, ou même civilisés, qui, connaissent cet impératif ? Ce qui est plus décisif encore que ce désaccord des peuples, ce sont les contradictions des philosophes eux-mêmes sur ce point. S’il y avait dans un coin obscur de notre intelligence une règle d’action identique pour tous, les moralistes du moins, grâce à leurs efforts de méditation, en auraient déchiffré les caractères, et il régnerait entre eux une entente parfaite. Voyez cependant : au nom des « lois sacrées et fondamentales de la nature, » des moralistes, , comme Morelly, proscrivent la propriété ; d’autres, comme les Pères de l’Église, anathématisent le mariage et prônent le célibat ; d’autres vont jusqu’à dénier à l’homme le droit de détruire les animaux malfaisants. N’est-il pas évident que, victimes d’une illusion d’optique intellectuelle, ces moralistes ont pris leurs propres sentiments pour le dernier mot de la raison universelle ?

La partie vive de cette discussion est celle où l’auteur dirige ses coups contre la conception kantienne de la morale. L’expérience ne décèle nulle part ce prétendu fait de la raison pure « dont nous avons conscience à priori » et qu’on nomme l’impératif catégorique. Le sauvage ne comprend pas le respect que nous portons à la vie d’autrui : « Pourquoi, disait l’un d’eux à Burton, me laisserais-je mourir de faim, quand ma sœur a des enfants qui sont si bons à vendre ? » Le mensonge, qui paraît dans tous les cas à Kant une odieuse violation de la loi morale, est parfois de droit strict. Supposez qu’un coquin vous demande où est passée sa victime : le lui diriez-vous ? Si encore cet impératif était démontrable à la façon des vérités mathématiques, Kant pourrait dédaigner l’expérience ; mais toutes les démonstrations de ce genre qu’on en a essayées ont malheureusement échoué !

La conclusion que M. Swientochowski tire de là, c’est qu’il n’y a pas à l’origine de loi morale universelle et invariable, connue à priori par la conscience humaine. L’homme ne part pas de l’idée du devoir, mais son évolution intellectuelle, secondée par l’évolution sociale, l’y conduit nécessairement. « Pour n’être pas innées, les lois morales n’en sont pas moins naturelles, » (Stuart Mill).

La majorité des esprits, il est vrai, les philosophes sensualistes et sceptiques, comme La Mettrie et Hume, aussi bien que les rationalistes les plus résolus, fait émaner d’une faculté native la distinction du bien et du mal. Ce sens moral universel et inné n’est cepen-