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naville. — hypothèses sérieuses

sont trop différentes pour qu’il soit possible de leur attribuer une souche commune, et ont contredit, comme contraire aux données de l’observation, la thèse que tout le genre humain provient d’un couple unique. D’autres, obéissant à une impulsion de même nature, cherchent maintenant une arme contre la tradition religieuse dans l’idée que tous les êtres organisés, l’homme compris, proviennent par voie de génération régulière, d’organismes primitifs semblables. J’ai demandé, un jour, à François-Jules Pictet s’il ne pensait pas que tel de ses confrères en science naturelle avait soutenu l’impossibilité de faire dériver tous les hommes d’un même couple, et, quelques mois après, avait affirmé que tous les êtres organisés peuvent provenir d’ancêtres identiques. Il me répondit oui, sans hésiter. Il est manifeste que ce brusque changement d’opinion ne peut s’expliquer que par l’influence indue d’une prédisposition de la pensée appartenant à l’ordre religieux.

Le savant qui veut rester fidèle à la science doit se libérer de toute influence étrangère à l’objet de son étude, pour conserver la pleine liberté de ses observations et de ses hypothèses. Il n’en résulte pas que l’indépendance de la pensée doive se traduire par l’isolement de l’individu et par une rupture totale avec la tradition. Il est bien difficile à l’esprit humain de garder un juste équilibre. Bacon en a appelé à l’observation de la nature contre la tendance à admettre servilement les opinions reçues dans l’école, et, sous ce rapport, son œuvre est exempte de reproches ; mais il s’est livré à une réaction violente et passionnée contre les anciens et a perdu toute mesure. Il injurie les plus grands noms de l’histoire de la pensée ; il qualifie Aristote de « détestable sophiste, ébloui d’une subtilité vaine, vil jouet des mots ; » Platon est désigné comme un « pointilleur harmonieux, poète gonflé, théosophe en délire »[1]. Ce ne sont pas là les paroles d’un homme libre, mais celles d’un esclave affranchi qui insulte ses anciens maîtres. Descartes secoue le joug de toute tradition scientifique, pour en appeler à sa raison pure et simple, mais il est facile d’établir qu’il est victime d’une illusion, et que la tradition avec laquelle il estime avoir entièrement rompu se glisse dans sa pensée par l’influence de la parole. Galilée, plus sage sous ce rapport comme sous plusieurs autres que la plupart de ses contemporains, en appelle à la raison et à l’expérience ; mais il ne dédaigne point le secours de la tradition. Il conserve et applique les bonnes maximes qui avaient cours dans l’école, et il explique sa position à l’égard d’Aristote dans ces termes pleins de mesure : « Je ne

  1. Production virile du siècle, chapitre II.