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naville. — hypothèses sérieuses

-propre se place souvent en antagonisme avec cette loyauté. L’amour-propre est une cause d’attachement opiniâtre à de fausses hypothèses, que l’on maintient parce qu’on les a conçues. S’agit-il de renoncer à un système que l’on a trouvé, que l’on a peut-être laborieusement développé pendant de longues années ? on comprend que l’amour-propre et la paresse se coalisent pour maintenir dans l’erreur. Locke[1], dans son Essai sur l’entendement humain, parle de gens dont l’entendement est « comme jeté au moule des hypothèses reçues » et dans ses développements on lit les phrases suivantes : « Ils ne veulent faire aucun fond sur le rapport qu’on leur fait pour leur expliquer les causes autrement qu’ils ne les expliquent, ni se laisser toucher par des probabilités qui les convaincraient que les choses ne vont pas justement de la même manière qu’ils l’ont déterminé en eux-mêmes. En effet, ne serait-ce pas une chose insupportable à un savant professeur, de voir son autorité renversée en un instant, par un nouveau venu, jusqu’alors inconnu dans le monde ? » L’amour-propre ne crée pas seulement un attachement aveugle à ses propres opinions ; il excite encore dans l’âme des savants des sentiments fâcheux de rivalité et de jalousie. Il est difficile de disculper entièrement Leibnitz de tout sentiment de cette nature à regard de Newton. S’il avait admis le système de la gravitation universelle, dont il eut le tort de méconnaître la valeur, il aurait prémuni peut-être les Newtoniens contre des erreurs qui ont retardé la marche de la théorie générale de la nature. Le patriotisme aussi a ses écarts quand il se produit sous la forme de l’amour-propre national. M. Wurtz a inscrit en tête de son Histoire des doctrines chimiques cette phrase imprudente : « La chimie est une science française. Elle fut constituée par Lavoisier. » Un Allemand a jugé bon de répondre que « Lavoisier n’était pas chimiste. » De là toute une querelle[2]. Dans les discussions de cette nature, il y a pour le moins du temps perdu.

La vanité, cette cousine germaine de l’amour-propre, produit des hypothèses fausses. Le savant qui cherche la renommée s’attachera tantôt aux idées qui servent les préjugés régnants, tantôt à celles qui flattent la curiosité, avide de choses nouvelles. Il pourra se trouver ainsi ou conservateur excessif, ou novateur imprudent, s’il ne réalise pas successivement l’une et l’autre de ces qualités. Rousseau, dans un de ses accès de misanthropie, a exagéré une

  1. Essai philosophique concernant l’entendement humain. Livre IV, chap. 20, § 11.
  2. Voir cette querelle dans la Revue scientifique du 3 février, du 9 mars et du 16 mars 1872.