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affirmation importante paraît contestable, et telle généralisation de grande portée n’est pas sans soulever des objections. Ici, au contraire, rien, ou à peu près, qui puisse prêter à discussion. L’auteur, d’ailleurs, au début de son livre, met un soin visible à procéder méthodiquement, à se borner, à choisir, à n’avancer qu’à pas certains : il n’en est que plus facile d’observer sa marche.

Quoique M. Spencer soit un des chefs de l’école expérimentale, sa méthode, on le sait, n’est pas celle de cet empirisme étroit qui ferait de la science un simple catalogue de faits sans lien et sans lumière. Personne, au contraire, ne raisonne plus que lui : les faits ne lui servent qu’à construire des théories ; et si même on lui fait un reproche dans son école, c’est de paraître souvent ne demander à l’expérience que la confirmation de ses vues à priori et de ses déductions.

Cette accusation, qui, si elle n’est pas juste, s’explique du moins par le mode d’exposition de M. Spencer, signale bien le trait dominant de son esprit ; disons mieux, elle rend involontairement hommage à ce qui est, selon nous, la qualité la plus philosophique de ses écrits. Que ses vues théoriques lui soient réellement suggérées par l’observation des faits, que sa philosophie ait pour point de départ et pour appui son immense provision de connaissances positives, on ne pourrait le nier de bonne foi. Mais ce qui est certain, c’est qu’en écrivant il affectionne la forme déductive : de là le lien et la force systématique de ses idées : — Tel point étant acquis, ceci en doit suivre ; voyons si les faits confirment cette conjecture à priori, — voilà comment procède partout M. Spencer.

Cette méthode, quant à nous, ne saurait nous déplaire. Nous en voyons bien, il est vrai, le danger : les faits, ainsi appelés au secours d’une idée préconçue, disent presque toujours ce qu’on veut leur faire dire ; on ne les dénature pas sciemment, mais on est amené, sans le savoir et de bonne foi, à les subordonner aux opinions qu’on s’est formées d’avance, et chacun sait qu’ils peuvent témoigner en faveur des théories les plus différentes, selon la façon dont on les groupe et les interprète. Il faut reconnaître, cependant, qu’il serait fort injuste de reprendre à la légère contre la méthode de M. Spencer toutes les objections si souvent élevées contre la méthode déductive en général. Spéculer à perte de vue sans nul souci de la réalité, et ne considérer les faits que pour les accommoder tant bien que mal, par violence ou par adresse, à des conceptions a priori, est certainement une méthode insoutenable. Si elle a si longtemps régné, si elle compte encore des partisans parmi les philosophes, c’est qu’elle témoigne d’une foi invincible en la raison, ce qui est le premier trait de l’esprit philosophique, et que pratiquée par les grands penseurs, elle a bénéficié de l’autorité de leur génie. Mais cette méthode, M. Spencer est de ceux qui l’ont combattue, et il serait inexact de dire qu’il la reprend pour sa propre commodité. Sa marche est déductive, sans aucun doute ; mais, si véritablement les vues générales qui servent de point de départ à ses déductions lui ont été elles-mêmes suggérées par un examen scrupuleux des faits ; s’il ne s’y est élevé que selon les règles de l’in-