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ANALYSESbrentano. — La Civilisation et ses lois.

réfuter la prétention de l’auteur de faire de la morale sociale la base de la morale individuelle. Nous pensons que c’est l’ordre inverse qu’il faut suivre. M. Funck-Brentano ne cesse de répéter que seul l’individu est réel et que toute collection, famille, tribu, nation, l’humanité entière, ne valent que par les unités qui les constituent : rien de plus vrai ; mais il s’ensuit que dans l’individu seul on doit chercher les principes essentiels de la morale. La morale individuelle précède donc la morale sociale, et les idées essentielles sur lesquelles celle-ci repose, idée du bien, du droit, du progrès, de la civilisation, c’est par l’analyse des facultés de l’individu qu’il convient d’en déterminer tout d’abord l’origine et la signification.

Le premier livre de l’ouvrage est intitulé : Les Mœurs et les Lois. Il s’ouvre par des considérations un peu sommaires et assez contestables sur le droit naturel. M. Funck-Brentano, on doit s’y attendre, nie l’existence de droits absolus, éternels, et, selon la formule consacrée, imprescriptibles. « Par lui-même l’homme est sans droits ; il n’a que des devoirs ; toute la société humaine n’est fondée que sur la réciprocité des devoirs. Seule, la société animale repose sur une réciprocité de droits qui découlent d’impulsions aveugles ; aussi n’est-elle que domination brutale ou soumission instinctive. »

On peut se demander si, par cela seul que l’homme a des devoirs, il n’a pas aussi des droits. Le devoir, ou du moins une partie importante du devoir, consiste à respecter le droit d’autrui, et s’il y a des devoirs primitifs, j’ai peine à croire qu’il n’y ait pas aussi des droits primitifs. Ces deux notions, sans avoir la même extension, sont corrélatives ; l’une se conçoit difficilement sans l’autre. Peut-être même le droit de mes semblables n’est-il au fond que l’obligation pour moi de respecter, et pour lui de faire respecter les moyens par lesquels il peut accomplir son devoir. — Quant à prétendre que seule la société animale repose sur une réciprocité de droits, c’est un simple abus de mots.

Si pour M. Funck-Brentano la réciprocité des droits n’est pas le fondement de l’état social, où faut-il la chercher ? Dans trois affections primordiales qui sont : l’amour de la famille, l’amour des choses, l’amour de nos semblables.

M. Funck-Brentano a pleinement raison de placer dans les affections, dans les instincts, les causes réelles de l’ordre social ; mais nous doutons que la société humaine se fût élevée beaucoup au-dessus des sociétés animales, si elle n’eût été fondée que sur des affections. Nous croyons que les principes de la justice, du droit et du devoir, si vaguement qu’ils aient été d’abord aperçus, sont les conditions de tout développement et de tout progrès de l’ordre social, et qu’ils sont de toute autre nature que les phénomènes et les mobiles purement sensitifs.

Quoi qu’il en soit, M. Funck-Brentano signale avec une grande justesse l’influence civilisatrice des affections de famille, et il a de belles