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Du Bois Reymond. — Darwin versus Galiani. (Discours prononcé à l’occasion de l’anniversaire de Leibniz, le 6 juillet 1876, à l’Académie de Berlin.)

Un préambule spirituel nous introduit dans le salon philosophique du baron d’Holbach, au milieu de ce cercle de belles dames, dont Diderot, Grimm, le petit abbé Galiani faisaient les délices ordinaires. Le maître de la maison est en train de se répandre en regrets compatissants sur l’aveuglement du grand Voltaire, qui persiste, malgré tout son génie, à se faire le défenseur du déisme, et à soutenir que l’œuvre admirable de l’univers ne peut s’expliquer sans l’intervention d’un artiste intelligent. Toute la société s’associe aux plaintes de d’Holbach. Seul le petit abbé Galiani ose se faire l’avocat de la cause condamnée. « Je me souviens, dit-il, qu’un jour à Naples, je me trouvais confondu dans un cercle de lazaroni qui entouraient la table d’un escamoteur. Ce dernier, prenant les dés d’un air solennel, parie tout à coup qu’il tournera le six chaque fois qu’il le jettera en l’air. Le pari est tenu bravement par deux badauds : et les dés, au grand ébahissement des spectateurs, retournent une fois, deux fois, trois et quatre fois successivement le nombre de points indiqué. — Vous vous moquez de nous, Monseigneur, s’écrie-t-on de tous côtés autour de l’abbé. Les dés étaient pipés. — Et certainement, reprend le petit Galiani. C’est justement là qu’était la finesse du joueur. Tant pis pour les deux sots, qui n’avaient pas su s’en apercevoir à temps. Mais quoi, vous vous refusez d’admettre, comme de grossiers lazaroni, que des dés lancés en l’air puissent amener plusieurs fois de suite le même nombre de points, par le simple effet du hasard ; et vous n’hésitez pas, en présence des merveilles sans nombre de la nature, de l’ordre admirable qu’elle fait éclater de toutes parts, à reconnaître l’action d’une volonté intelligente. Croyez-moi, mes beaux messieurs et mes belles dames, les dés de la nature aussi sont pipés. »

Nous ne savons pas au juste ce qui fut. répondu sur-le-champ au spirituel Italien:mais un passage du « Système de la nature, » ce livre que le jeune Goethe et ses amis de Strasbourg déclaraient « si terne, si sombre, si mortel, comme la quintessence de la sénilité, si insipide, si rebutant même, » nous permet de mesurer l’effet que l’apologue de l’abbé produisit sur les Encyclopédistes. Dans ce livre, dont on ne peut, malgré l’hostilité de Goethe, méconnaître sur bien des points l’entière conformité d’idées avec la science actuelle, d’Holbach s’efforce de réfuter le raisonnement captieux de Galiani. « Les molécules de la matière, dit-il, peuvent être comparées à des dés pipés, puisqu’elles produisent constamment certains effets d’une espèce déterminée; mais ces particules sont substantiellement différentes, autant par leur propre nature que par l’effet de leurs combinaisons : les dés de la nature sont donc pipés de mille manières à l’infini. La tête d’Homère ou celle de Virgile ne sont que des agrégats de molécules de ce genre, ou, si l’on veut, des dés pipés, qui, par leurs combinaisons, leur consti-