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admirons de temps en temps, par habitude, le pays ou le temps qu’il l’ait. À un moment, S. me dit : « Qu’est-ce que tu as fait, ce matin ? ». Et je devine, au ton de sa voix, qu’il va tout à l’heure me parler de la politique. Puis, non, il n’en parle pas. Nous marchons toujours silencieusement, du même pas, et je sais gré à S. de m’avoir épargné ses théories.

« La nuit est presque tombée. J’ai glissé contre un caillou, je me retourne et je vois, sans surprise, S. à trente pas derrière moi, en train de parler. Il s’occupe de politique : cela se voit tout de suite à ses gestes, à sa voix. Il marche en s’arrêtant de temps en temps pour se retourner vers son interlocuteur, et, cet interlocuteur, je ne le connais pas. D’ailleurs, cela n’est guère intéressant. Le vrai S. est toujours à côté de moi, toujours aussi silencieux. J’ai un grand plaisir à penser que c’est bien lui, lui pour de bon qui marche près de moi. Nous continuons notre promenade. J’entends, quelque temps encore, loin derrière moi, la voix du faux S. qui discute et je plains l’ami qui l’écoute. »

§ 2. Le premier rêve présente un cas à peu près identique aux nombreux faits de dédoublements réels qui ont été signalés. Dans presque tous, le malade se croit devenu, en partie, un autre ; c’est-à-dire qu’il croit toujours à l’existence de sa personnalité, mais qu’il affirme l’existence d’une seconde personnalité qui se mêle plus ou moins à la sienne. Et au sujet de tous ces dédoublements qui paraissent dus en général à une altération partielle de la cénesthésie, une remarque générale doit s’imposer.

C’est que le malade ou le rêveur que l’on considère a, en général et d’une manière très intense, au moment même où il sent qu’une autre existence l’envahit, l’idée de son moi à lui, de son « vrai moi ». Dans le premier rêve, j’ai eu l’intuition subite, le sentiment de ma personnalité, d’une manière plus profonde peut-être que je ne l’avais jamais eue. Et parmi les malades que l’on a observés, beaucoup aussi se plaignent de la disparition progressive de leur moi, et découvrent subitement qu’ils tenaient beaucoup à eux-mêmes. Des sensations quelconques, qu’ils n’avaient encore jamais remarquées, prennent tout à coup pour eux une grande valeur, parce qu’elles leur semblent être encore à eux, parce qu’ils y voient un symbole de leur vie personnelle ; je n’avais jamais songé, avant mon rêve, que les battements de mon cœur étaient bien à moi et non pas à quelqu’un d’autre. Ainsi encore un malade, dont les sensations inertes sont affaiblies, sera heureux de ressentir une brûlure aussi vivement qu’avant sa maladie : il se retrouvera tout entier dans cette brûlure ; elle sera tout son moi. Pourtant, avant qu’il tombe malade, cette brûlure n’était pour lui qu’une sensation interne, comme tant d’autres, à laquelle ne s’attachait aucune interprétation.

L’on ne peut guère tirer de tout cela qu’une remarque assez simple : c’est que les sensations internes habituelles ne semblent nous repré-