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opposées, il est évident que je connaîtrai bien plus facilement un esprit, un mode de raisonner étranger au mien, qu’une cénesthésie étrangère. Je sais que, sur telle question, cette personne que je vois soutient une théorie différente de la mienne, et je me représente, au moins faiblement, cette théorie. Mais je ne puis savoir — et je n’ai surtout nul intérêt à savoir — quelles sont les sensations confuses, profondes que cette personne éprouve en digérant. Le cas où une cénesthésie étrangère vient à être perçue de nous est en général fourni seulement par les malades dont certaines sensations se transforment — et nous avons vu que toute une part de ces sensations, par réaction, prenaient une couleur personnelle, devenaient, étant contrariées, une image de notre moi.


II

§ 1. Il y a, dans de vieux contes, l’histoire d’un fils de roi qui défend sa princesse avec beaucoup de persévérance. Cette princesse, qui est méchante, a blessé un chevreuil, et tous les animaux décident de l’attaquer. C’est d’abord un canard qui arrive : il prend sournoisement dans son bec la robe de la princesse et cherche à l’entraîner dans la rivière ; mais le fils du roi a tout vu ; il se change aussitôt en canard et, par ses conseils habiles, persuade au canard ennemi de s’en aller. Puis un lion cherche à manger la princesse, et un perroquet veut lui crever les yeux ; mais le fils du roi se change aussi en lion et en perroquet, et sauve la princesse. Ensuite, il l’épouse.

Notre personnalité aussi, quand nous l’affirmons, a une grande ressemblance, comme le fils du roi, avec la personnalité étrangère à qui elle s’oppose. Et toutes deux paraissent à ce moment être de même nature. Dans le premier rêve, où l’élément nouveau, l’élément étranger était une sensation cénesthésique, je n’ai pas invoqué, pour représenter mon moi, telle ou telle croyance, telle idée plus ou moins compliquée, mais bien une sensation cénesthésique de nature identique, sans doute, à la sensation qui m’avait surpris. Et cette sensation, à ce moment, me révélait tout entier, comme la nuit qui coulait représentait tout le non-moi, tout l’inconnu. Je n’aurais même pu imaginer que je fusse autre chose qu’un battement de cœur.

Voici le rêve de la promenade. Dans la journée, Ernest S., qui parlait trop, m’avait ennuyé : puis les idées qu’il soutenait me semblaient insignifiantes ou artificielles. Elles lui étaient étrangères, comme, dans l’autre rêve, était étranger l’écoulement de la nuit. Et j’ai imaginé la véritable personnalité de mon ami comme marchant, muette, à côté de moi. L’autre, l’étranger, mon ami tel que je l’ai vu dans la journée, est loin derrière moi et parle politique. Et de tout leur caractère et de leur attitude à tous deux, je ne songe guère qu’à cela : c’est que l’un parle et que l’autre ne parle pas. Cette seule différence me frappe. Sur tous les autres points, le moi étranger et le