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dire une chose capable de heurter et de blesser. Nous, nous sommes faits des hommes, peut-être, parce que nous vivons surtout avec des hommes.

Cela même n’est pas absolument nécessaire. Si notre idée ordinaire du moi nous vient surtout des rapports que nous avons avec les autres hommes, il est facile de voir que dans certaines conditions de vie et de pensée elle pourra s’effacer ou se transformer entièrement.

Amiel dit : « L’énergique subjectivité qui s’affirme avec foi en soi, qui ne craint pas d’être quelque chose de particulier, de défini, m’est étrangère. Je suis, quant à l’ordre intellectuel, essentiellement objectif ; ma spécialité distinctive, c’est de pouvoir me mettre à tous les points de vue, c’est-à-dire de n’être enfermé dans aucune prison individuelle… Dans mon abandon volontaire à l’infini, à la généralité, mon moi particulier, comme une goutte d’eau dans une fournaise, s’évapore. Il ne se condense de nouveau qu’au retour du froid, après l’enthousiasme éteint et le sentiment de la réalité revenu… ; abandon et reprise de soi, tel est le jeu de la vie intérieure. »

Amiel dit encore : « Sensitif, impressionnant comme je suis, le voisinage de la beauté, de la santé, de l’esprit exerce une puissante influence sur tout mon être, et réciproquement je m’affecte et m’infecte aussi aisément en présence de vies troublées et d’âmes malades… Quand je pense aux intuitions de toutes sortes que j’ai eues depuis mon enfance, il me semble que j’ai vécu bien des douzaines et presque des centaines de vies. Toute individualité caractérisée se moule idéalement en moi, ou plutôt me forme momentanément à son image et je n’ai qu’à me regarder vivre à ce moment pour comprendre cette nouvelle manière d’être de la nature humaine. C’est ainsi que j’ai été mathématicien, musicien, moine, érudit, enfant, mère. Dans ces états de sympathie universelle, j’ai même été animal et plante, tel animal donné, tel arbre présent.

« Cette faculté de métamorphose a stupéfié parfois mes amis, même les plus subtils. Elle tient sans doute à mon extrême facilité d’objectivation impersonnelle, qui produit à son tour la difficulté que j’éprouve à m’individualiser pour mon compte, à n’être qu’un homme particulier, ayant son numéro et son étiquette. Rentrer dans sa peau m’a toujours paru curieux, chose arbitraire et de convention. »

L’idée du moi, nous la voyons encore ici comme une limitation, une restriction pratique de notre vie mentale, dont elle exprime l’insuffisance. Primitivement un sentiment est un sentiment, une idée est une idée et rien de plus. Pour que l’idée ou le sentiment nous apparaissent nôtres, il faut qu’ils se heurtent à quelque chose d’étranger sur quoi ils se modèleront. L’idée du moi c’est un peu la chauve-souris de la fable de La Fontaine, mais une chauve-souris très sincère qui se prendrait pour un rat quand elle irait chez des rats, et pour un oiseau si elle tombait dans un nid.

Jean Paulhan.