Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, V.djvu/185

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
175
regnaud. — études de philosophie indienne.

sont les instruments qui servent aux œuvres des âmes individuelles, et ces instruments, elles les emploient ou les rejettent à leur gré[1].

Nous avons déjà vu que les âmes individuelles sont libres, du moins eu égard aux organes ; elles ne le sont pourtant que d’une manière très-relative, et les védântins se sont mis l’esprit à la torture, comme devaient le faire à leur tour les théologiens de l’Occident pour essayer de résoudre un problème à peu près analogue, afin de tâcher d’expliquer comment cette liberté est compatible avec la toute-puissance, ou pour mieux dire l’universalité absolue de Brahma. C’est, disent-ils, Brahma qui donne l’impulsion (kârayati) aux efforts que font les âmes individuelles vers le bien ou le mal, en tenant compte de ces efforts. Si les âmes individuelles n’agissent pas d’une manière uniforme dans ces efforts et qu’elles en recueillent des fruits différents, c’est que Brahma ne les influence que comme la pluie influence la croissance des plantes, dont les semences diverses n’ont rien de commun, bien que la cause qui les fertilise — à savoir la pluie — leur soit commune[2]. Sans la pluie, les plantes n’auraient pas cette diversité qu’on remarque dans leurs sucs nourriciers, dans leurs fleurs, dans leurs feuilles, dans leurs fruits, etc. ; mais elles ne l’auraient pas non plus sans les semences. De même, Brahma a dispensé le bien et le mal, en ayant égard aux efforts particuliers des âmes individuelles, efforts qu’on peut comparer aux semences, si l’on compare l’action directe de Brahma sur les âmes à celle de la pluie sur les plantes. Si l’on objecte qu’il y a contradiction à admettre à la fois que Brahma puisse avoir égard aux efforts des âmes individuelles et que l’activité de ces âmes n’est pas libre, les védântins répondent que, bien que l’activité des âmes individuelles ne soit pas indépendante, elles agissent pourtant, et Brahma donne l’impulsion à leur faculté d’agir, mais il ne donne cette impulsion à l’activité d’une âme quelconque qu’après avoir tenu compte de l’effort de cette âme ; il ne provoque, en un mot, un nouvel effort qu’en ayant en vue l’effort qui précède, et cela parce que le cercle de la transmigration n’ayant point eu de commencement, Brahma s’est toujours trouvé en présence d’un acte précédent, d’un fait accompli, avec lequel il a dû compter. D’ailleurs, s’il en était autrement, à quoi serviraient les prescriptions et les interdictions des livres sacrés ? Si les âmes individuelles étaient absolument dépendantes de Brahma et que celui-ci agît sans avoir égard à rien, il deviendrait la source

  1. Çankara. Comm. sur les Brahma-Sûtras, II, 3, 40.
  2. Cf plus haut.