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choix. On a vu plus haut que la qualité des plaisirs, invoquée par Stuart Mill, se ramène à la quantité. Bentham admet qu’on doit tenir compte, dans le calcul du bonheur, à la fois de l’intensité, de la durée, de la certitude et de la proximité des plaisirs et peines, pris séparément. Mais une durée plus longue peut être regardée comme l’équivalent d’une intensité moindre, ou inversement ; la certitude peut être appréciée par un simple calcul de probabilité, et, quant à la proximité, elle n’est qu’un cas particulier de la certitude, un plaisir étant jugé d’autant plus assuré qu’il semble plus proche. Tous ces éléments sont donc parfaitement commensurables entre eux.

Il suit de là que chaque plaisir, pris à part, est conçu comme ayant une certaine quantité positive, ce qui implique l’existence d’un zéro hédonistique (hedonistic zéro), c’est-à-dire d’un état de conscience entièrement indifférent, point de départ de l’échelle qui mesure les plaisirs. Ce zéro n’est peut-être que théorique, car, pratiquement, nous sommes toujours plus ou moins agréablement ou péniblement affectés, et, en l’absence même de plaisirs positifs, le simple jeu des fonctions vitales, quand il s’opère régulièrement, produit un vague sentiment de bien-être. Mais il reste vrai que, en dépit du paradoxe épicurien, le maximum du plaisir est aussi éloigné que possible de l’état neutre, qui n’est que l’affranchissement de la peine.

Si tous les plaisirs sont des quantités positives, partant commensurables entre elles, il semble qu’on puisse juger exactement de leur grandeur par l’intensité même du désir qui nous pousse à les rechercher. Ce n’est cependant pas toujours le cas : la représentation intellectuelle des plaisirs n’est pas en proportion constante avec la force du stimulant qui accompagne cette représentation. Pourquoi ? C’est que souvent un. plaisir qui, pris en soi, paraît supérieur, s’offre à la réflexion, entouré de circonstances qui en atténuent considérablement l’attrait ; anticipant ses effets, sur nous-même ou sur autrui, nous le jugeons dès lors moins désirable, et nous pouvons très-bien lui préférer un plaisir moindre. Mais, abstraction faite de ces circonstances objectives, et à n’estimer les plaisirs que comme de simples états de conscience (et c’est toujours là qu’il faut en revenir, si l’on veut donner quelque rigueur et quelque précision à la méthode de l’hédonisme empirique), nul autre principe de choix n’est possible ni concevable que celui qui se fonde sur le caractère plus ou moins agréable ou pénible des éléments qu’il s’agit de comparer.

Réduite à ces termes, la question n’est plus que de savoir si une échelle des plaisirs et des peines peut être réellement construite. M. Sidgwick ne le pense pas, et le chapitre qu’il consacre à cette discussion nous semble un chef-d’œuvre de délicate et pénétrante analyse.