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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, V.djvu/381

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lévêque. — l’atomisme grec et la métaphysique

n’ont pas su les marquer de l’empreinte philosophique, ou qu’ils n’y ont même pas songé. Il y a dans cette opinion une grande part de vérité. Lange ne se trompe pas lorsqu’il écrit : « … L’humanité apprit à construire des déductions exactes avant de savoir trouver les vraies prémisses du raisonnement. » Avant Lange, et avec beaucoup d’autres historiens de la philosophie grecque, M. E. Zeller a judicieusement dit[1] : « Sur des expériences incomplètes et insuffisamment contrôlées, ils (les philosophes grecs) appuient des notions et des propositions générales qu’ils invoquent ensuite comme des vérités inattaquables, et qui leur servent de fondement pour des déductions subséquentes. En un mot, ils ont cet exclusivisme dialectique qui prend naissance lorsqu’on se sert de propositions généralement adoptées, fortifiées par le langage, mises en crédit par leur apparente conformité avec la nature, sans en rechercher avec exactitude l’origine et la valeur. » C’est qu’en effet, en ces temps de confiance affirmative, « le philosophe dirige uniquement ses regards sur la chose elle-même ; il s’y attache étroitement et ouvre son esprit aux idées qu’elle lui suggère ; et par là même il accepte tranquillement les résultats auxquels arrive sa pensée, il est prêt à adopter tout ce qui se présente à lui avec l’aspect de la vérité et de la réalité. » — Et si ferme, si robuste est cette foi du penseur, qu’il y obéit non-seulement lorsqu’elle est d’accord avec les idées reçues, mais encore lorsqu’elle les heurte de front. Même dans ce dernier cas, il les proclame avec une sorte de sérénité olympienne, et dans quel style lapidaire (in welchem Lapidarstyl) ! Ainsi[2] faisait Protagoras, enseignant, au grand scandale de ses contemporains, « que l’homme est la mesure de toutes choses, de l’être tel qu’il est, du non-être tel qu’il n’est pas. »

Voilà l’objection. Je ne l’ai ni dissimulée ni affaiblie ; je n’en conteste nullement la gravité. Mais on peut y opposer, en ce qui touche Démocrite, deux faits considérables. D’abord Démocrite, l’un des premiers, le premier peut-être, a abordé l’analyse critique de l’intelligence et la question de la certitude. Secondement, il est allé assez loin dans cette entreprise difficile pour avoir rencontré le scepticisme et pour lui avoir fait sa part aux dépens de l’expérience et au profit de la raison. Tâchons d’accumuler sur ces deux points toute la lumière possible.

Démocrite n’est point un de ces penseurs dont M. Ed. Zeller disait tout à l’heure « qu’ils dirigent exclusivement leurs regards sur la

  1. Lange, Gesch. des Material., 3e édit., t. 1er, p. 7. Trad. fr., p. 6.
  2. Die Philosophie der Griechen, t. 1er, 4e édition, p » 117. Traduct. fr. de M. E. Boutroux, p. 133.