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ses biens apparents. Dans la réalité, on ne peut soutenir ni l’optimisme absolu ni le pessimisme absolu. Dire que la vie ou le monde sont bons ou mauvais in toto, c’est fermer les yeux sur le fait évident que l’existence de deux idées corrélatives suppose celle des deux expériences. Surtout la poésie ne peut pas être alimentée par un pessimisme absolu. L’aspiration même vers quelque idéal transcendant implique que cet idéal peut être conçu, et celui-ci à son tour implique que notre expérience a fourni quelques exemples de ce qui est beau, précieux et digne d’être ainsi loué. En conséquence, puisque la poésie est obligée ou de reconnaître une beauté réelle dans la vie, ou d’y substituer une beauté idéale, elle est forcée dans l’un et l’autre cas de prendre comme point de départ la perception de quelque bien réel, tangible. Ainsi le pessimisme peut seulement trouver place dans la poésie comme une assertion emphatique du côté triste de l’existence, qui entraîne avec soi la reconnaissance de l’autre côté plus agréable comme complément nécessaire.

Enfin, en essayant d’indiquer les sources de la valeur poétique du pessimisme considéré dans ses rapports avec la sensibilité humaine, nous ne cherchons pas à déterminer la place qui lui reviendrait d’après une théorie différente de la poésie. Les doctrines de quelques écrivains modernes semblent impliquer, par exemple, que le but de la poésie est d’exciter à l’action, de fournir dans une forme idéale préliminaire les forces émotionnelles nécessaires à l’effort individuel, et encore davantage à l’effort social. La poésie doit prendre les idées de la science, et en leur donnant une forme émouvante, les mettre dans une relation féconde avec nos énergies motrices. Conformément à cette vue, le rôle du poète pourrait consister à fixer les yeux sur les éléments agréables de la vie, sur les semences du bien que le présent cultive pour l’avenir, et à ne reconnaître la douleur et le mal qu’en tant qu’ils se présentent comme des défauts auxquels on peut remédier. Nous n’examinons pas ici jusqu’à quel point la poésie devrait être ou pourra jamais être transformée ainsi en un instrument de l’action sociale la plus élevée. Nous avons préféré accepter l’ancienne hypothèse d’après laquelle le poète doit simplement satisfaire notre sensibilité, faire vibrer doucement les fibres du cœur, sans considérer d’autre résultat. Adoptant cette vue, nous avons cherché à expliquer et, en un certain sens, à justifier le rôle étendu et important que les plaintes pessimistes contre le monde ont joué dans les différents développements de l’art poétique.

James Sully.