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carrau. — moralistes anglais contemporains

tive, absolue, antérieure à toute autre) de les rapprocher d’une fin de qu’aucun d’eux, pris à part, n’est moralement obligé à poursuivre ? — On me demandera quel est ce bien qui n’est pas le bonheur universel. Pour en déterminer l’idée, il faudrait des développements qui dépasseraient les limites étroites d’un article ; mon seul but est ici de combattre l’utilitarisme de M. Sidgwick et de défendre la doctrine intuitioniste, dont ses objections ne me paraissent pas avoir entamé la solidité.

Nous ne pouvons suivre notre auteur dans tous les détails de sa critique : nous signalons cependant comme particulièrement remarquable le chapitre relatif à la justice. Rien de plus difficile que de donner de ce concept une définition à la fois rigoureuse et complète, et d’en déterminer les éléments essentiels. Il est clair d’abord que la justice ne peut être confondue avec la légalité, car les lois peuvent être injustes. Un des éléments de la justice semble être l’impartialité ; pourtant il est des cas où nous ne pouvons, sans être injustes, employer à l’égard de tous indifféremment le même traitement, et il n’est pas aisé de marquer avec précision les conditions et les circonstances où la règle de l’impartialité doit être abandonnée. — Un autre élément de la justice, c’est l’accomplissement des contrats, des engagements formels et explicites ; là-dessus, tout le monde est d’accord, bien que la fidélité aux promesses puisse dans certains cas, par des considérations supérieures d’utilité, cesser d’être obligatoire, ce qui paraît bien en contradiction avec le caractère absolu que l’intuitionisme attribue aux prescriptions de la justice. Mais le sens commun n’hésite pas à déclarer qu’il est juste de remplir nonseulement les engagements qui résultent de promesses formelles, mais encore « les attentes qui se produisent naturellement chez nos semblables en conséquence de l’ordre social établi. » Et c’est ici que les difficultés commencent, car, à un autre point de vue, cet ordre social lui-même peut être condamné comme injuste. Cette condamnation, la raison la prononce au nom d’un idéal de justice qui peut revêtir différentes formes. Pour les uns, la justice sociale absolue, en opposition avec l’imperfection de l’ordre existant, doit se proposer comme fin suprême la liberté individuelle. Mais une telle conception conduit à des conséquences absurdes. Elle implique en effet que personne ne peut être soumis à une contrainte quelconque, même pour son bien : or ce principe, tout négatif, ne peut évidemment s’étendre aux enfants, aux idiots, aux fous. De plus, le mot liberté est équivoque : pris dans son acception la plus large, il semblerait autoriser à l’égard d’autrui toute vexation qui ne serait pas proprement une contrainte. Est-ce de cette liberté-là que l’on veut parler ?