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tandis qu’elle a dû s’accroître de jour en jour avec cette activité nécessaire pour la conservation commune, dont elle était d’abord le simple accompagnement, mieux encore le stimulant indispensable. Né d’une contrainte imposée par l’impérieux besoin de constants efforts, le langage, qui n’était d’abord, si nous pouvons ainsi parler, que le han ! de travailleurs infatigables, le cri unanime de la communauté combattant pour l’existence, est devenu à la longue l’expression libre et variée de nos sentiments individuels et de nos pensées. Mais dans ces temps reculés, où la raison s’épanouissait péniblement au milieu d’un monde encore inconnu, où se livrait tous les jours et à chaque instant, avec de faibles moyens, le grand combat de la vie contre des animaux redoutables et les forces naturelles le plus souvent nuisibles, l’activité seule pouvait sauver les groupes déjà formés et seule aussi se refléter, comme en son miroir, dans la langue primitive. L’homme d’alors se serait-il livré à la contemplation spéculative de la nature pour la représenter et la peindre ? Il n’en avait assurément ni le loisir ni l’envie !

C’est seulement ainsi qu’ont pu se pénétrer et se fondre les deux sens supérieurs de notre organisation, le sens objectif, le sens de la vue, et le sens subjectif, celui du son. Le souvenir spontané est le fait essentiel dans le développement de l’esprit. La netteté de l’esprit, à laquelle le don de la parole contribue d’une façon si remarquable, dépend aussi de la faculté de se souvenir, de se rappeler les différents modes de son activité, et est en proportion de la richesse et de l’étendue de cette sorte de mémoire. Or il y a, selon M. Noire, deux lois fondamentales qui servent à expliquer à la fois le développement du langage et celui de la raison :

« 1° Aucun souvenir du monde extérieur n’est possible, s’il n’est lié à l’activité propre, spontanée.

« 2° Aucune conscience de l’activité propre n’est possible, sans l’apparition extérieure, objective de son action. »

Dans tout mot, dans toute idée, le subjectif et l’objectif sont réunis. L’objectif est le phénoménal, est donné par la perception visuelle. L’activité tend au monde extérieur, s’y objective et revient à notre conscience sous forme d’action accomplie. Vagir lui-même n’est devenu qu’à une époque relativement récente un objet de réflexion. Le fait d’agir ne s’est longtemps manifesté que par les effets produits et vus en même temps. Le monde objectif entra dans le cercle d’intuition et d’abstraction de l’esprit humain comme objet de l’activité humaine. Les choses ne devinrent des choses pour l’homme et par suite ne furent nommées qu’autant qu’elles subirent l’action de l’homme et en furent modifiées. Un des exemples les plus curieux et les plus frappants à l’appui de cette vérité est le sens primitif du mot σῶμα, qui, même dans Homère, désigne seulement le cadavre. L’homme a passé de l’idée du cadavre à celle du corps vivant et n’a désigné d’un mot particulier le corps humain que d’après l’action qu’il pouvait lui faire