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Consultez aussi l’art tragique (car maintenant il n’est point, ainsi que les autres, une tromperie, mais presque une révélation). Écoutez et comprenez les émotions qu’il excite dans votre âme. — Le spectacle qu’il vous offre, pourquoi le nommez-vous sublime (p. 48) ? Le sublime, c’est l’opposition de deux grandeurs incomparables, dont l’une se révèle au moment même où l’autre l’écrase. Où donc ici est la première grandeur qui se révèle dans la catastrophe même où elle s’abîme ? et où, la puissance qui l’écrase ? L’une est l’héroïsme de l’individu ; l’autre dès lors ne peut être qu’un universel, car devant cela seul l’individu disparaît, anéanti. Ce n’est donc pas un accident, c’est quelque loi universelle, qui produit le tragique, et qui fait étinceler le héros en le heurtant, en le broyant[1]. — Et maintenant le tragique vous émeut-il de pitié et de terreur ? car le pur dramatique (blos Trauriges), sans être pourtant moins horrible, peut vous laisser paisibles : il suffit qu’il vous semble extraordinaire et que vous puissiez vous croire à l’abri de tels maux. Mais à l’abri des conflits tragiques, vous n’y serez jamais. C’est donc que chacun de nous en porte le germe en lui-même. La disposition au tragique fait partie de l’essence même de la volonté. — Bien plus, il faut que ces conflits soient déclarés insolubles, que le héros soit emprisonné dans le devoir double, sans issue, sans espoir ; car si, dans le conflit même, nous pressentons la conciliation, ou si la tragédie se termine, avec une platitude optimiste, par un replâtrage (Verkleisterung), alors il n’y faut plus voir qu’un amusement puéril, semblable à celui qu’on se donne en pressant sur une dent malade, pour jouir d’une douleur qu’on fait à volonté naître et s’évanouir (p. 64-ss.). La vérité, c’est qu’il n’y a pas de vraie conciliation possible : « Les Grecs disaient déjà qu’ici la prévoyance ne sert pas, l’habileté ne préserve pas, la sagesse ne sauve pas » (p. 48). Julian Schmidt a écrit ces lignes significatives : « Les conflits moraux, si l’on en calcule les facteurs, donnent parfois un résultat qui ne peut s’évaluer exactement… Le principe de contradiction règne sans doute en souverain sur les mathématiques, mais non pas sur les pensées et les sentiments des hommes, ni sur leur développement : ici, cette logique-là n’a rien à voir » (p. 75). — À vrai dire, le peuple paraît reculer devant la croyance aux conflits insolubles ; il aime les dénouements heureux ; et certains philosophes, les Kantiens en tête, ont érigé cette faiblesse enfantine en théorie, solennellement : ils ont fait du devoir une for-

  1. « Den Menschen erhebt, wenn es den menschen zermalmt. »

    Exactement : « (Le Destin) élève l’homme, quand il broie l’homme. » M. Bahnsen cite ce vers sans en indiquer l’origine. Il est de Schiller, dans une pièce burlesque : l’Ombre de Shakespeare.