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burdeau. — le tragique comme loi du monde

n’est ni l’être parfait, ni le scélérat vulgaire ; il est de l’entre-deux. (Poétique, XIV, § 4, et suiv.)

Ainsi tout l’effort de la tragédie est pour nous conduire dans le monde idéal de la force morale. Sans doute elle emprunte à la réalité ses matériaux, mais c’est pour mieux nous faire illusion, car il faut que le monde idéal ressemble assez à celui-ci pour nous le faire oublier. Il faut qu’il soit vraisemblable. Si l’art, dans son progrès, semble chercher une vraisemblance de plus en plus exacte, si aux prodiges dont sont pleins les contes de fées, aux aventures merveilleuses qui font l’étoffe ordinaire des romans populaires, nous voyons succéder des récits de plus en plus simples et croyables, si l’art tragique semble se rapprocher du réel, c’est pour mieux induire en illusion des auditeurs de plus en plus réfléchis, pénétrés du sens de la réalité et de ses inflexibles lois : il les fait ainsi entrer dans l’idéal de plain-pied, par surprise, et leur fait plus sûrement perdre terre. — Telle est donc la règle de la vraisemblance : que le poëte mêle à ses inventions juste assez de réalité pour qu’elles fassent oublier la réalité et en prennent la place dans notre esprit. C’est pour cette seule raison, et non pour un dessein de pédagogie, que chaque tragédie contient une part de vérité, enferme une philosophie en germe. Cette philosophie, qui nous choquerait peut-être si elle était professée, n’y est que sous-entendue, ne fait que mettre de l’unité dans les péripéties et déterminer en quelque sorte la logique particulière à la pièce. Elle n’est là que comme la convention première, sans laquelle les caractères ne pourraient se développer, et nous l’acceptons sans la juger. Elle peut être d’ailleurs pessimiste, ou optimiste, et l’être plus ou moins ; et quelle thèse n’a point été en effet mise sur le théâtre ? Voyez Hamlet : quelle pièce plus pessimiste au sens de M. Bahnsen ? Le héros, sur un appel du devoir, rompt avec toute sa vie passée, jette de côté ses projets, ses espérances, fuit et rebute ses amis, sacrifie Ophélie enfin, son bonheur et le bonheur de celle qu’il aime. C’est en vain : il a fait abnégation de tout, il s’offre au devoir en victime, en esclave résigné ; il dit : Me voilà ! Et le devoir se cache, ne répond pas. Il le cherche, il use de ruses pour le contraindre à se révéler et jamais ne peut le voir avec évidence. Il reste jusqu’à la fin torturé par le doute. Il meurt coupable peut-être aux yeux des hommes, réduit à faire plaider sa cause et n’osant même demander à sa conscience si elle ne le condamne pas : « le reste est un éternel silence. » — Mais en regard mettez le Cid, que Schiller déclare « le chef-d’œuvre de l’art tragique, quant à l’intrigue » : comment Rodrigue, placé entre son devoir de fils et son amour, résout-il la difficulté ? En se jetant tête baissée dans le devoir ; il semble