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et si ses partisans ont pu lui donner un visage nouveau en l’interprétant ici dans le sens du mécanisme, là dans le sens de la sensation, ils n’ont pas réussi à la rajeunir, ni même à l’accoître. Elle est immobile comme elle veut que l’instinct le soit et partout identique à elle-même ; c’est toujours et partout la même affirmation que Dieu a fixé une fois pour toutes les combinaisons savantes par lesquelles les animaux atteignent leurs fins individuelles et spécifiques. Penche-t-on, comme M. Joly, à faire de l’instinct un effet des agencements organiques, c’est une voie dans laquelle on ne doit pas trop s’avancer, si l’on ne veut pas compromettre la doctrine, car, quelque retour métaphysique que l’on se ménage, on sortirait vite par là du terrain des causes finales et l’on donnerait les mains aux explications matérialistes de l’instinct. Penche-t-on au contraire, comme l’auteur que nous étudions, à faire de l’instinct un analogue des facultés humaines, c’est encore une interprétation périlleuse de la doctrine, puisqu’elle est voisine de la théorie de Condillac et risque d’effacer les différences entre l’animal supérieur et l’homme (p. 498). Il est donc et il restera impossible à ses partisans de sortir de la position prise par saint Thomas : l’instinct n’est ni un mouvement brut, puisque l’animal sent, ni un effet d’intelligence, puisque la sagesse de ses actes dépasse les ressources de sa pensée ; il est un mode d’action spécial, sui generis, un je ne sais quoi. On aura beau s’agiter pour avoir l’air de dire quelque chose de clair en exprimant cette doctrine ; si l’on presse les ouvrages où elle est professée, on n’en tirera jamais, après des tergiversations et des détours, que ce je ne sais quoi et ce sui generis. C’est là le dernier mot de Pascal, de Bossuet, de M. Joly et de Tissot, malgré les divergences apparentes. Ce dernier se livre à une polémique assez acerbe contre la thèse de M. Joly sur l’instinct ; il ne voit pas qu’ils sont l’un et l’autre emprisonnés dans les mêmes entraves. Il n’y a point de cause de ce qui ne change pas, et il n’y a rien de scientifique à dire de ce qui n’a point de cause. Une théorie scientifique de l’instinct n’est possible que par l’explication de ses causes prochaines ou de ses origines.

C’est pour s’en être tenu à cette position périlleuse que Tissot est tombé dans des contradictions fréquentes et a été conduit à des conclusions contraires aux données scientifiques les mieux établies. Tandis que M. Joly, dans son livre, d’ailleurs remarquable, sur l’homme et l’animal, montre bien les connexions de l’instinct avec l’organisme, mais méconnaît quelques-uns des caractères les plus évidents de l’intelligence dans l’animalité supérieure, Tissot reconnaît, comme nous l’avons vu, la part d’intelligence qui se mêle à la vie instinctive, mais nie absolument, en dépit de la certitude physiolo-