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marion. — john locke d’après des documents nouveaux

à lui-même que nous le devons. C’est grâce à lui que les questions en sont venues à se poser différemment, et les esprits à se montrer plus exigents. « Lui faire un reproche de ce que des arguments autres que les siens sont devenus nécessaires pour appuyer quelques-unes de ses conclusions, c’est comme si l’on reprochait aux évangélistes de n’avoir point écrit des apologies du christianisme. »

J’irai plus loin : tout en avouant que Locke n’est point métaphysicien, je ne puis m’empêcher de signaler l’influence qu’il a exercée indirectement sur la métaphysique elle-même. Certes, je m’explique le mot dédaigneux de Leibnitz : « M. Locke avait de la subtilité et de l’adresse et quelque espèce de métaphysique superficielle qu’il savait relever. » C’est, en effet, une pauvre philosophie, paupertina philosophia, aux yeux de l’auteur de la monadologie, que celle qui « doute si les âmes ne sont point matérielles[1] ». Il n’est pas moins vrai que, telle qu’elle est, cette philosophie a eu sur lui-même une heureuse action : sans l’Essai sur l’entendement, nous n’aurions pas les Nouveaux Essais. Mais il y a plus : quelle que soit, par rapport à Locke, la profondeur et l’originalité de Berkeley et de Hume, il ne faut pas oublier que c’est Locke qui a commencé la critique des idées de substance et de cause. Berkeley n’était pas plus possible avant Locke que Hume avant Berkeley ; et, comme il est notoire que Kant à son tour procède de Hume, il s’ensuit que cette humble philosophie de Locke a eu, en métaphysique même, infiniment plus de portée qu’il n’est d’usage de lui en reconnaître. C’est d’elle que part cette branche si forte et si vivace de la spéculation moderne qui, par l’idéalisme de Berkeley et le phénoménisme de Hume, aboutit à la critique de la raison pure et au criticisme contemporain.

Si maintenant on objecte que Locke n’a sans doute pas aperçu ces conséquences lointaines et détournées de son empirisme, j’en conviendrai, tout en faisant remarquer que c’est un peu le cas de tous les philosophes, de ne pouvoir mesurer entièrement la portée de leur œuvre ni prévoir tout ce que tirera de leurs enseignements le travail des générations suivantes. — Il reste toujours que, même dans l’ordre purement spéculatif, où il a été si fort dépassé, Locke a joué, sciemment ou non, un rôle capital, nécessaire, historiquement immense, quoique en lui-même modeste ; tandis que, par sa philosophie pratique, la partie de son œuvre la plus vivante et la moins vieillie, il est tout à fait au premier rang parmi les penseurs modernes et les promoteurs de l’esprit nouveau.

Henri Marion.
  1. Édit. Erdmann, p. 746.