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herbert spencer. — études de sociologie

la possession de son nom donne quelque pouvoir sur lui, les sauvages répugnent presque partout à révéler des noms et évitent par conséquent de s’en servir dans les discours, de peur qu’ils ne soient connus des auditeurs. Que ce soit là la seule cause de cette coutume, ou qu’on ait été en outre guidé par le sentiment que prononcer le nom d’un homme est une sorte de liberté prise à son égard, le fait est que parmi toutes les races les noms acquièrent une sorte de caractère sacré, et prendre un nom en vain est chose défendue, surtout aux inférieurs quand ils parlent à des supérieurs. Un résultat curieux, c’est que les noms des personnes ayant été dans les temps primitifs des noms d’objets, il faut renoncer à employer les noms des objets et les remplacer par d’autres. Chez les Cafres, « une femme n’ose pas prononcer en public l’i-gama (le nom donné au moment de la naissance) de son mari et d’aucun des frères de ce dernier ; elle n’a pas non plus le droit de se servir du mot défendu dans son sens ordinaire… Il est interdit au peuple d’employer en parlant l’i-gama du chef. » Nous lisons encore : « Le nom héréditaire du chef de Pango-Pango (dans Samoa) étant maintenant Maunga ou Montagne, ce mot ne doit jamais être employé en sa présence pour désigner une colline ; il faut y substituer un terme poli. » En outre, dans les pays où il existe des noms propres très-répandus, il y a des restrictions semblables apportées à leur usage, par exemple, à Siam où le nom du roi ne doit pas être prononcé par un sujet ; quand on parle de lui, on se sert d’une périphrase telle que « le maître de la vie, » « le seigneur du pays, » « le chef suprême » et en Chine, où « le vieillard de la maison », « l’homme excellent et honorable », « le vénérable grand prince », sont les termes employés par un visiteur pour désigner le père de son hôte.

Quelques-uns des exemples cités plus haut montrent qu’en parlant à un supérieur on évite non-seulement de prononcer son nom, mais encore d’employer les pronoms personnels, car ces derniers établissent aussi entre les personnes qui se parlent un rapport trop direct pour qu’on puisse les tolérer dans les cas où l’on veut maintenir la distance. Nous avons fait voir par un exemple qu’à Siam on se garde bien, en demandant les ordres du roi, de se servir d’un pronom. Ce qui prouve que cet usage est général chez les Siamois, c’est la remarque du Père Bruguière d’après laquelle « ils ont des pronoms personnels, mais ils s’en servent rarement. » Chez les Chinois aussi, cette exclusion des pronoms personnels s’étend aux relations sociales. « À moins d’être des amis intimes, ils ne disent jamais je et vous, car ce serait une impolitesse grossière. » Au lieu de dire : Je suis reconnaissant du service que vous m’avez rendu, ils diront : Le service que le seigneur ou le docteur a rendu à son serviteur très-humble ou à son disciple m’a vivement touché.