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ANALYSESgrant allen. — Physiological Aesthetics.

danse, la.musique, etc. : mais il ne faut jamais perdre de vue que la course peut être indispensable à l’enfant, comme la chasse à l’adulte, comme la gymnastique, l’escrime et l’équitation au soldat, comme la danse à l’homme du monde, comme la musique ou du moins le sentiment musical à l’orateur, comme le dessin à l’ingénieur et ainsi de tous les arts, sans lesquels une société civilisée à la rigueur ne pourrait vivre. Bien que le vrai but dans ces différents cas soit de développer des activités, plutôt que de produire de l’utilité directement, le résultat est toujours normalement profitable, puisque les fonctions perfectionnées doivent un jour ou l’autre devenir plus productives : et je ne parle pas des avantages sociaux et individuels directs que l’activité artistique produit incidemment.

M. Grant Allen ne se plaindra pas que nous abondions dans son sens ; en revanche il nous concédera peut-être que la distinction qu’il établit entre le jeu et l’activité esthétique est bien inutile. Tout art n’est-il pas un jeu plus ou moins savant, plus ou moins compliqué ? Et les activités qu’il appelle réceptives ou passives ne deviennent-elles pas actives au plus haut point dès qu’elles se tournent vers l’exécution de l’œuvre artistique, au lieu de se borner au jugement de la beauté dans la nature ? Il y a là, si nous ne nous trompons, une démarcation artificielle, l’activité musculaire à laquelle est réservée l’appellation de jeu étant employée dans tous les arts (mouvement des mains dans l’exécution musicale au moyen des instruments à corde, dans la peinture, la sculpture, etc.) et même dans toutes les perceptions esthétiques, puisque c’est par une sensation musculaire que l’œil juge des distances et que l’organe vocal joue un rôle avec les muscles de l’oreille dans l’appréciation du son. Concluons que l’activité esthétique et le jeu sont en effet équivalents, et que le jeu est un exercice, tantôt à vide, tantôt suivi d’effet utile, auquel nos activités, quelles qu’elles soient, humbles ou élevées, se livrent et se plaisent d’ordinaire à se livrer, soit pour assurer le repos d’autres activités, soit pour se développer elles-mêmes davantage en vue d’un meilleur succès dans leur travail ultérieur. Ce but peut être ignoré, mais il peut être connu. Et l’efficacité des efforts déployés n’ôte que peu à leur caractère esthétique, pourvu qu’ils ne cessent pas d’être au-dessus de la tâche accomplie : car souvent pour l’habile artisan, pour l’avocat, pour l’artiste pauvre, il y a du charme même dans l’effort utile, et le travail n’est qu’un jeu[1].

Ces réflexions paraîtront fort incomplètes ; elles en entraîneraient d’autres à coup sûr, si nous avions à présenter une esthétique à notre

  1. Il n’est presque pas une seule action utile qui ne puisse être exécutée de plusieurs manières, avec plus ou moins de succès esthétique. La maladresse ou l’adresse se montrent dans les moindres mouvements. Tout artisan se soucie de la manière dont son œuvre est accomplie : l’acte de rouler un cigare ou de creuser un sabot relève de l’esthétique, comme celui de chanter un air d’opéra, bien que moins expressément. On peut citer encore les étalages du commerce et la fabrication des mille objets qui servent à la vie. L’existence deviendrait odieuse au plus pauvre, si l’on enlevait tout caractère esthétique aux instruments dont il se sert, et aux objets qui l’environnent.