Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/194

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
184
revue philosophique

dans le domaine de l’inconscient) ; ils les font alors reparaître dans la conscience, combinées de telle ou telle façon. Toute impression associée est une combinaison particulière toute faite, appelée à la conscience par la sensation et que l’imagination, d’après les lois qui la régissent, a travaillée dans le détail et prise pour point de départ d’un développement ultérieur. On a dès lors raison de chercher dans l’inconscient la source où l’imagination puise, non dans un inconscient primordial ; c’est plutôt un réservoir que la conscience a dû remplir au préalable et où l’on ne peut puiser de nouveau que par un acte conscient.

Cette couleur morale que les objets prennent pour l’homme ne peut se développer qu’au cours de la vie et proportionnellement aux expériences faites. Plus l’homme est jeune et sauvage, moins ce pinceau spirituel colore les objets qu’il voit ; l’impression directe prévaut. Plus il a d’âge et de culture, plus il a appris à envisager les choses dans l’ensemble de leurs rapports et de leur action réciproque : l’impression morale prédomine. Un homme fait et un enfant qui assistent pour la première fois à une tempête en mer seront diversement saisis par ce spectacle. Le dernier ne voit que les vagues amoncelées et furieuses, mais il ne se doute point de la grandeur du péril, de l’angoisse des hommes et du naufrage imminent. Si un navire sombre, cette impression, chez lui, sera dominée par celle de la mer en courroux.

Comme pour les divers hommes, générations, peuples, les choses se présentent dans des circonstances différentes, l’impression associée prend pour eux un caractère différent, ce qui explique les différences et les variations du goût[1].

Passons maintement rapidement en revue les objections qui ont été faites contre l’application de ce principe à l’esthétique. Plusieurs esthéticiens de la nouvelle école prétendent que, pour obtenir la beauté pure[2] d’un objet, il faut faire abstraction de cet élément et ne considérer que l’effet produit. C’est ne laisser des choses visibles que le squelette, les associations d’idées étant ce qui le revêt de chair vivante. — On a dit encore : Ce principe admis, la beauté ou la laideur d’une chose varierait avec les hommes et même avec l’humeur de chaque individu. Mais les associations les plus importantes sont communes à tous les hommes. Personne ne confondra l’image de la décrépitude avec celle de la force et de la santé, l’expression de la bonté et de l’intelligence avec celle de la sottise et de la méchanceté. Et quant aux associations variant avec l’individu, le temps, le lieu et contribuant aux différentes évolutions du goût chez des individus, en des temps et en des lieux divers, ces variations n’atteignent pas l’idée même du beau telle que nous l’avons définie et selon laquelle toute chose est belle qui procure un plaisir immédiat et durable.

Mais voici la véritable cause de ces malentendus. Ce qu’on prend

  1. Voir le chapitre sur le goût, 1er vol., XVIII, 221.
  2. Voir le chapitre fort intéressant sur les amoureux de la forme et les fanatiques de l’idée, 2e vol., XXI, 20.