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analyses. — ferraz. Philosophie du Devoir.

à Jouffroy. et il y aurait avantage pour la doctrine à reprendre la question au point précis où Jouffroy l’a abandonnée. Car, en morale comme en psychologie, cet esprit si sincère, si scrupuleux, mais en somme si peu pénétrant, s’est épuisé en considérations préliminaires. Il s’est toujours arrêté aux portes de la science, il n’a vu que de loin la terre promise.

Maintenant est-ce à dire que l’idée du bien ou de la perfection, quelque nom qu’on lui donne, soit l’idée morale elle-même en ce qu’elle a d’irréductible ? Ou doit-on, selon la pensée de Kant, regarder comme telle ridée du devoir ? Autrement dit, une action est-elle obligatoire parce qu’elle est conçue comme bonne, ou est-elle bonne parce qu’elle est conçue comme obligatoire ? C’est le point décisif en morale. MM. Ferraz et Janet sont d’accord pour trancher la question contre Kant. M. Janet particulièrement soutient l’antériorité du bien sur le devoir avec sa netteté d’argumentation habituelle. Il demande comment le bien cesse d’être le bien, parce qu’il n’est pas considéré relativement à une volonté, et comment une règle oblige la raison, si l’on n’en donne aucune raison. Il ne refuse pas à la rigueur d’admettre que l’impératif catégorique est un jugement synthétique à priori ; mais, en ce cas encore, un tel jugement serait, d’après lui, la synthèse à priori des idées de bien et d’obligation[1].

Ceux qui aiment à scruter les principes et sont curieux des discussions de ce genre se rappellent peut-être que la thèse de M. Janet a été l’objet dans la Critique philosophique d’un commencement de réfutation qui est restée inachevée[2]. C’est peut-être que la pensée de Kant excède les bornes du néo-criticisme aussi bien que de la morale éclectique ; elle tient, semble-t-il, à ce qu’il y a de plus intime dans le kantisme, et en dehors de cette doctrine elle ne paraît plus soutenable. Malheureusement, la morale éclectique roule dans son sein des courants d’origine diverse, et il n’est pas toujours possible de marier leurs eaux ensemble et de les renfermer dans les mêmes rives. On y peut distinguer, par exemple, au milieu d’idées platoniciennes et chrétiennes, tout un ensemble de maximes kantiennes comme celles-ci : il n’y a d’absolument bon que la bonne volonté ; — c’est l’intention qui fait la moralité de l’acte ; — la conscience morale est souveraine pour prononcer sur le bien et sur le mal ; — la loi morale est un impératif catégorique, etc. : toutes maximes que M. Ferraz accepte et qu’on trouve reproduites dans la plupart de nos traités classiques. Or, voyez la difficulté. Si le bien est antérieur au devoir, il y a un bien réel, un bien absolu sans égard à la volonté ; donc la volonté peut être un bien partiel ; elle n’est plus tout le bien, le seul bien. On distinguera sans doute entre le bien réel et le bien moral. La bonne volonté, n’est-ce pas précisément le bien moral, la seule chose moralement bonne ? Oui, sans doute, si par bonne volonté on entend la volonté droite, la volonté du vrai bien ;

  1. Janet, la Morale, p. 34.
  2. Critique philosophique, 4e  année, nos 47-48.