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LA THÉORIE DE L’INCONNAISSABLE


I

Depuis bien longtemps, la science et la religion sont en lutte, et bien des tentatives ont été faites en vain pour les réconcilier. Dernièrement encore Herbert Spencer essayait à son tour, dans ses Premiers Principes, de résoudre le problème posé depuis tant de siècles. La théorie qu’il a présentée ne se distingue pas moins par son originalité que par sa netteté et sa profondeur ; cependant elle n’a pas, à mon avis, atteint le but que son auteur s’était proposé. À côté de passages admirables, la théorie de l’inconnaissable présente quelques points faibles, et ce ne sont pas malheureusement les moins importants. Je me propose ici d’examiner cette théorie, de discuter quelques-unes des objections adressées à M. Spencer et d’en présenter d’autres moi-même.

D’après M. Spencer, la religion et la science ont chacune leur domaine distinct : la science s’occupe des phénomènes, du relatif, du connaissable ; la religion, du noumène, de l’absolu, de l’inconnaissable. L’objet de la religion est réel : l’absolu existe, mais nous ne pouvons le connaître, telle est la vérité dernière que reconnaissent à la fois la religion et la science, et qui doit devenir la base de leur réconciliation. Ainsi, la religion doit respecter les droits de la science et ne s’occuper en rien des phénomènes qui sont la manifestation de l’inconnaissable ; de même la science doit respecter les droits de la religion et renoncer à toute recherche de la cause première, à toute tentative de connaître l’absolu, de pénétrer l’essence des choses.

Une théorie aussi nette, déterminant avec une telle précision les limites des domaines de la religion et de la science, ne pouvait manquer de soulever de nombreuses protestations. La théorie de l’inconnaissable a choqué les idées reçues, et, comme il l’avait prévu, son auteur a été taxé d’irréligion. Sans parler des personnes qui veulent asservir la science à la religion et prétendent n’admettre comme vrai que ce qui leur paraît d’accord avec des livres qu’elles regardent comme inspirés, parmi les esprits libéraux qui désirent