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carrau. — moralistes anglais contemporains

cience, et que nous saisissons en même temps l’obligation de réprimer les instincts inférieurs pour développer les parties hautes de notre être. C’est là une question de fait ; on ne saurait demander ici ni raisonnement ni démonstration ; il suffit d’apporter quelques exemples. Ainsi les plaisirs du goût et ceux de l’ouïe sont également naturels, ils peuvent être également vifs, et n’être suivis d’aucune conséquence fâcheuse. Pourtant, on n’avoue pas sans honte qu’on aime à bien manger, tandis qu’on se vante volontiers d’aimer la musique. Dans le premier cas, nous avons conscience que nous nous rabaissons à nos propres yeux et à ceux de nos semblables : c’est le contraire dans le second.

Qu’un homme d’une culture intellectuelle moyenne cherche à se rendre compte des plaisirs différents qu’il éprouve à la représentation d’une belle tragédie et à celle d’une farce amusante. Il est bien probable qu’à ne considérer que la vivacité, la balance penchera en faveur de la farce. Il faut, pour goûter la tragédie, une certaine contention d’esprit, et le plaisir qu’elle donne n’est pas sans mélange de quelque tristesse. Qui niera pourtant qu’il ne soit d’ordre plus élevé et ne s’adresse à une partie plus haute de nous-mêmes ?

Ces observations peuvent être généralisées. Pour l’individu comme pour l’espèce, le progrès ne se mesure pas à la quantité de plaisir senti. Le résultat de la civilisation, de la culture, c’est de rendre l’homme et les peuples plus difficilement amusables ; il n’est pas prouvé que le progrès augmente la somme de bonheur au sein du genre humain. En est-il pour cela d’un un moindre prix ? Bien au contraire, car en même temps qu’il éveille et exalte les plus nobles besoins de notre nature, il met à la portée du plus grand nombre plus de moyens de les satisfaire.

Parmi les objections qui ont été dirigées contre la théorie intuitioniste la plus spécieuse est certainement celle qui se fonde sur les variations des jugements moraux chez les différents peuples et aux différentes époques de la civilisation. Ces variations sont, dit-on, absolument inexplicables dans l’hypothèse d’un sens moral inné. Elles existent, le fait n’est pas contestable ; sont-elles en contradiction formelle avec le principe de l’intuitionisme ? M. Lecky ne le pense pas. La discussion qu’il institue sur ce point nous a paru intéressante, et, par certains côtés, originale. Il est d’abord bien des cas où la diversité des jugements moraux a des causes, non pas morales, mais tout intellectuelles. Par exemple, les anathèmes prononcés par les théologiens contre le prêt à intérêt s’expliquent par l’opinion où on était alors que l’argent est chose stérile, et que l’emprunteur a acquitté toute sa dette quand il a restitué intégralement le capital prêté. De