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carrau. — moralistes anglais contemporains

ration qui s’attache à toutes ces morts obscures, c’est lui seul qui en recueille aux yeux des hommes le mérite et le prestige.

M. Lecky énumère avec sagacité plusieurs autres causes qui rendent suffisamment compte, selon lui, de la diversité des jugements moraux. D’ailleurs l’intuitionisme ne prétend pas que les préceptes particuliers de morale n’aient jamais varié ; il soutient seulement qu’il y a des règles très-générales de conduite, qui, dans tous les pays et à toutes les époques, ont été reconnues comme obligatoires ; les interprétations spéciales ont pu se modifier à l’infini, et c’est même par là que le progrès moral est possible. À chacune des phases de la civilisation, un nouvel idéal s’est formé, plus compréhensif, plus élevé que le précédent, et destiné lui-même à être dépassé par un autre. Malgré des arrêts et des retours en arrière, dus à l’influence de causes perturbatrices, climats, institutions politiques et religieuses, conquête, etc., on ne peut méconnaître une tendance constante de la volonté collective du genre humain vers une forme à mesure plus parfaite de l’existence morale. Il suffit pour s’en convaincre de suivre rapidement l’histoire d’une vertu particulière, par exemple, la chasteté.

À l’origine, la sensualité n’a pour ainsi dire aucun frein, et la communauté des femmes est généralement admise. Plus tard, la morale commence à introduire certaines restrictions timides ; elle défend l’inceste ; la polygamie remplace la promiscuité. C’est là un premier progrès qui va devenir le point de départ de progrès ultérieurs. L’idéal de la vertu, une fois formé, s’élève et s’épure sans cesse, enfermant dans des limites de plus en plus étroites la part de satisfaction qu’exigent les appétits inférieurs de notre nature. Ainsi chez les Juifs nous voyons le législateur interdire l’adultère, déterminer les degrés de parenté auxquels le mariage est légitime, mais autoriser en même temps la polygamie, tout en prenant des précautions contre le nombre trop grand des épouses. En Grèce, la monogamie devient la règle ; mais un concours de circonstances défavorables rend impossible, au moins pour les hommes, la formation d’un idéal élevé de chasteté. Il n’en est pas de même à Rome. La monogamie y est rigoureusement imposée par la loi, l’idéal de la vertu des femmes est placé aussi haut que chez les nations chrétiennes. Néanmoins, si, pour les hommes, l’adultère et l’amour contre nature sont déjà frappés de réprobation, l’incontinence avant le mariage est à peine regardée comme une faute. Enfin le christianisme considère le mariage à un double point de vue, il y voit le moyen nécessaire de la propagation de l’espèce et une concession à la faiblesse humaine : toute autre satisfaction sensuelle est par lui rigoureusement proscrite.