Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/416

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
406
revue philosophique

lui devront leur félicité et se souviendront de lui, le paye de tous ses labeurs. Il y a du bonheur pour lui aussi.

La doctrine de M. Hüber est donc un dualisme, un dualisme mitigé, puisqu’il s’efforce d’atténuer dès à présent, et peut-être d’abolir dans l’avenir, l’opposition des deux puissances qui se divisent le monde. Déjà Leibniz (sauf dans ces passages, d’une métaphysique plus haute, où il déclare que Dieu étant bon avant tout, le monde doit être bon : mais M. Hüber rejette précisément ces seuls endroits) avait espéré rendre le monde satisfaisant aux yeux de l’homme, en y admettant des maux réels, mais imposés par la logique des choses. Par là, il avait mis cette logique, qu’il nomme la loi des « compossibles » et qui est l’intelligence divine, au-dessus de la volonté divine, qui est la loi du bien ; et. Minerve, la souveraine du palais des destinées, au-dessus de Jupiter. De même, M. Hüber fait de la nature une réalité par soi indépendante de l’idéal et de la participation qu’elle y a. « Il est, dit-il (p. 105), deux grands biens : l’ordre et la liberté. » S’ils sont vraiment deux, et par essence étrangers l’un à l’autre, comment pourront-ils s’accorder ? S’ils doivent subsister ensemble, quelle part de pouvoir faudra-t-il attribuer à chacun ? Et d’un autre côté, comment l’un pourrait-il gagner entièrement, convertir l’autre, s’ils sont différents ? « Si les pierres de la Fable obéissent à une mélodie qui les appelle, c’est qu’en ces pierres il y a quelque chose qui est mélodie aussi, quoique sourde et secrète, et que, prononcée, exprimée, elle fait passer de la puissance à l’acte[1]. »

Nous avons un signe, d’ailleurs, pour reconnaître si la conciliation s’opère. Elle doit être telle qu’elle ne réclame d’aucune des deux puissances l’abdication de ses droits essentiels, l’abandon d’elle-même. Celle donc qu’on peut également bien nommer l’idéal, la liberté, la loi morale, n’aura point à consentir à une injustice absolue : il n’y aura point de mal irréparable. Est-ce bien là la pensée de M. Hüber ? Juge-t-il que la mort, à laquelle (dans un tel livre, où ce point est l’essentiel) il ne fait point succéder une renaissance ; la mort, en qui sont ramassées toutes nos douleurs : celles du corps, puisqu’elle est le triomphe du mal physique ; celles du cœur, puisqu’elle nous menace d’une séparation éternelle ; celles de la conscience, puisqu’elle prétend détruire le serviteur de la loi morale avant sa tâche accomplie ; juge-t-il que la mort, sans l’immortalité, ne soit pas un mal irréparable, une victoire définitive de la nature sur la liberté ? Et justement, dans aucun système plus que dans le dualisme, l’immortalité ne paraît nécessaire, car, si vous faites de la nature et de la moralité deux réalités parallèles et comparables, c’est alors que la loi du mérite prendra sa forme la plus stricte, sinon la plus parfaite. Entre le bien et le bonheur physique, entre la souffrance et la faute, s’établira une corrélation économique : on pourra les mettre en balance ensemble. On y sera fortement

  1. F. Ravaisson, Rapport sur la philosophie en France au xvie siècle, p. 244.