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correspondance

les expressions (techniques, par exemple, ou locales, ou personnelles) qu’emploient nos interlocuteurs : la perception ne nous fournit que des données éparses, et c’est l’imagination qui reconstitue le discours complet au moyen de mots analogues suggérés par l’association. Cette restitution n’est pas toujours également heureuse.

Si on lit, si l’on récite devant nous quelque passage d’un orateur, d’un poète que nous savons par cœur, il est certain que notre mémoire, entretenue par ce que nous entendons de ci, de là, nous rappelle précisément à chaque instant le mot qui est prononcé. De même, si la question que l’on traite devant nous nous est familière, si notre attention est soutenue, notre intérêt éveillé, si le cours des idées est le même chez nous que chez celui qui parle, l’association reconstitue le discours comme si nous l’entendions exactement. Mais les choses ne se passent pas toujours ainsi. Dès que notre esprit est occupé d’un autre ordre d’idées ou simplement sollicité par d’autres tendances, des analogies de son, même très-faibles, suscitent dans notre esprit des mots très-différents de celui qu’on vient d’articuler. Sans doute notre erreur dure d’ordinaire fort peu de temps, nous percevons le reste de la phrase qui ne s’accorde plus avec ce que nous avons cru entendre, nous nous apercevons que nous nous sommes trompés, et nous devinons ou du moins nous conjecturons ce qui a dû être dit. Mais cette correction ne s’opère pas toujours : de là ces quiproquos, souvent plaisants, quelquefois regrettables, dont nous sommes témoins ou victimes et dont les poètes comiques tirent tant de parti.

Par conséquent, ce serait se tromper qu’attribuer à nos sens de telles erreurs : elles contribuent, comme tant d’autres phénomènes, à manifester le rôle considérable que joue l’association des idées dans notre vie intellectuelle : si elle nous rend un grand nombre de services, elle nous empêche souvent de découvrir la vérité.

On s’accorde généralement à dire que les suggestions de l’imagination sont d’une intensité plus faible que la perception actuelle : il n’en est rien. À chaque instant, notre esprit est détourné de la considération des choses et empêché de percevoir la réalité par des images qui se présentent à lui, qui l’envahissent tout entier et produisent une illusion complète. Nous ne pouvons bien voir, bien entendre qu’à condition de résister à ces tendances de notre esprit, de réagir contre elles et surtout de vérifier par un contrôle attentif l’exactitude des idées suggérées à notre esprit. C’est ce qu’a fait M. Egger, et ainsi il a évité une erreur. Mais nous ne le faisons pas toujours, aussi croyons-nous voir et entendre une foule de choses qui ne se produisent pas réellement, et comme bien peu de gens sont capables d’exercer sur leur esprit une surveillance rigoureuse, ce n’est pas toujours une raison suffisante, parce qu’une personne nous affirme avoir vu ou entendu un phénomène et en avoir été témoin, pour que nous soyons assurés de la vérité de sa déposition.

E. Joyau.