Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/528

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
518
revue philosophique

firme la nature, car d’où lui viendrait l’idée d’un bien abstrait, dépouillé de tout élément sensible, et quel pourrait être ce bien ? Le plaisir étant la fin suprême, tout s’y rapporte et n’a de valeur que par lui, les arts, les vertus, la science et la philosophie même. Reste à savoir quel est de tous les plaisirs le premier, le plus nécessaire. Une maxime souvent citée et rarement comprise nous le dit : c’est le plaisir du ventre, principe et racine de tout bien. Par là, Épicure a entendu dire, selon son ingénieux et original interprète, non que la jouissance produite par la nutrition est la jouissance parfaite et finale, mais qu’elle en est le commencement et le germe. M. Guyau rapproche avec raison les vues d’Épicure et de Métrodore des théories contemporaines qui font dériver du double instinct de la reproduction et de la nutrition l’ensemble des émotions et des inclinations humaines. Comme la reproduction peut elle-même se réduire à la nutrition, ces théories sont au fond d’accord avec l’épicurisme sur ce point fondamental.

M. Guyau marque ensuite, avec un grand bonheur d’expressions, la différence qui sépare Aristippe et Epicure, et il montre quelle modification profonde introduit dans la morale épicurienne la considération des conséquences futures du plaisir : la doctrine de volupté changée en doctrine d’utilité, la part plus grande faite à l’intelligence par la nécessité de prévoir et de mesurer les plaisirs et les douleurs, à la liberté même par la possibilité de choisir entre les douleurs et les plaisirs et d’anéantir la force du plaisir présent par la pensée du bonheur futur, enfin à la beauté et à la moralité même par la conception d’un idéal d’ordre et d’harmonie dans la vie.

Mais les partisans du « plaisir quand même » ne pourront-ils pas objecter, comme ceux du devoir, que le bonheur échappe aux prises de l’homme et qu’en le cherchant on le fuit, s’il est vrai que les efforts dépensés pour l’atteindre excèdent les plaisirs mêmes qu’on y peut trouver ? De là une nouvelle et singulière évolution de l’épicurisme, « contraint, pour laisser le bonheur à la portée de tous, d’en exclure tout élément difficile à se procurer comme les richesses, le luxe, les honneurs, etc. » De là la célèbre distinction des trois sortes de désirs : naturels et nécessaires, naturels mais non nécessaires, ni naturels ni nécessaires. De là enfin le bonheur réduit à la satisfaction des besoins du corps, de la faim et de la soif, comme à sa seule condition indéclinable. Du pain et de l’eau, cela suffit « pour disputer de bonheur avec Jupiter même ».

Mais un tel état n’est-il pas le vide de l’âme ? Socrate compare les partisans d’Aristippe aux Danaïdes. Épicure, lui, « faute de pouvoir remplir l’insatiable tonneau, le met à sec. » C’est à cette objection que répond, selon M. Guyau, la confusion, si souvent reprochée à Épicure, du plaisir et de l’absence de douleur. Aristippe faisait du plaisir et de la douleur des mouvements, l’un rude, l’autre doux, et le repos était à ses yeux l’indifférence. D’après Épicure, au contraire, si le mouvement est le point de départ du plaisir, le repos en est le but. C’est quand