Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/530

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
520
revue philosophique

fier le cours spontané des phénomènes, mais de ce qu’elle dissipe à sa lumière tous ces fantômes divins créés par l’homme et dont il s’effraye, et lui montre la nature telle qu’elle est, avec ses lois fixées une fois pour toutes, qu’aucune puissance surnaturelle ne peut suspendre ni abroger.

D’un autre côté cependant, la science semble assujettir toutes choses à une inflexible nécessité : c’est du moins l’opinion de Démocrite et des stoïciens : ce sera plus tard l’opinion de tous les déterministes. Si tout dépend de causes qui se suivent les unes les autres à l’infini, comment sauvegarder l’indépendance de l’homme, condition de son bonheur même ? Ici se place, sous le titre de Contingence et Liberté, un des plus vigoureux chapitres de l’ouvrage, déjà publié dans cette Revue en juillet 1877. Nous ne pouvons mieux faire que d’y renvoyer le lecteur. — Ce phénomène au moins bizarre d’un philosophe matérialiste affirmant presque seul à son époque la liberté humaine et cherchant les racines mômes de cette liberté dans une spontanéité inhérente aux éléments des choses aurait dû, ce semble, frapper l’attention des historiens de la philosophie : on n’y a vu qu’un accident insignifiant ou qu’une inconséquence ridicule. Pourtant comme M. Guyau le fait remarquer avec force, il faut concevoir le monde et l’homme sur le même type et ne pas admettre chez l’un ce qu’on rejette chez l’autre. Si le déterminisme régit le monde, il doit aussi régir l’homme. Pour que l’homme pût être libre, il faudrait qu’il y eût en toutes choses le germe d’une liberté semblable. Le clinamen est donc la part de la spontanéité, de l’initiative des êtres dans le monde. Il s’ajoute aux deux causes fatales du mouvement, le choc extérieur et la pesanteur intérieure. Nous portons en nous-mêmes, dans notre pouvoir de vouloir et de mouvoir, la preuve de sa réalité. Il a pour conséquence, au dehors de nous, la naissance et la dissolution d’une infinité de mondes ; au dedans de nous, la liberté. S’il est impossible ou absurde, notre liberté ne l’est pas moins, car elle lui est identique. Non-seulement il a contribué à produire le monde, mais il persiste dans son sein : sans cesse il y improvise de nouveaux mouvements, de nouvelles formes. Le hasard n’est que l’apparence sous laquelle il se manifeste à nous. Épicure chasse donc le déterminisme de partout, de la physique, de la logique, de la morale. La vérité n’est, selon lui, déterminée que dans le passé et le présent ; l’avenir ne peut se prévoir avec certitude. Enfin l’homme est responsable de ses actes, et le sentiment de son indépendance intime est le plus grand de tous les plaisirs. C’est par sa liberté qu’il peut s’élever au-dessus de la fortune et se retirer dans le souvenir ou l’espérance volontaires, comme dans un inviolable asile.

Assurément, cette théorie de la contingence et de la liberté ne manque pas de profondeur, et il est bien curieux de trouver dans Épicure un précurseur de Maine de Biran et des criticistes contemporains. Peut-être même, si le philosophe grec avait fait de la méthode subjective un usage plus large, aurait-il plus complètement substitué au