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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/564

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rience. À Bacon, elle paraissait aussi parfaitement claire, parce que ses difficultés ne s’étaient pas encore dévoilées. De tous les genres d’expériences, le meilleur, pensait-il, était une intuition, une lumière intime qui apprend sur la nature bien des choses que les sens ne pourraient jamais découvrir : par exemple, la transmutation des espèces.

Quatre siècles plus tard, l’autre Bacon, le plus célèbre, dans le premier livre du Novum Organum, donnait sa définition si claire de l’expérience, comme d’un procédé qui doit rester ouvert à la vérification et au contrôle. Toutefois, si supérieure aux idées plus anciennes que soit la définition de lord Bacon, le lecteur moderne, qui ne s’extasie pas devant sa hautaine éloquence, est surtout frappé de l’insuffisance de ses vues sur la méthode scientifique. Il suffirait de faire quelques grosses expériences, d’en résumer les résultats suivant certaines formes déterminées, de les effectuer selon la règle en écartant tout ce qui est prouvé faux et acceptant l’hypothèse qui subsiste seule après cela ; de cette façon, la science de la nature serait complète au bout de peu d’années. Quelle doctrine ! « Il a écrit sur la science en grand chancelier, » a-t-on dit. Cette remarque est vraie.

Les premiers savants, Kopernik, Tycho-Brahé, Képler, Galilée et Gilbert, eurent des méthodes plus semblables à celles des modernes. Képler entreprit de tracer la courbe des positions de Mars[1]. Le plus grand service qu’il ait rendu à la science a été de prémunir l’esprit humain de cette idée : que c’était ainsi qu’il fallait agir si l’on voulait faire avancer l’astronomie ; qu’on ne devait pas se contenter de rechercher si tel système d’épicycles était meilleur que tel autre, mais qu’il fallait s’appuyer sur des chiffres et trouver ce que la courbe cherchée était en réalité. Il y parvint en déployant une énergie et un courage incomparables, s’attardant longuement, et d’une manière, pour nous, inconcevable, d’hypothèses en hypothèses irrationnelles, jusqu’à ce qu’après en avoir épuisé vingt et une, et simplement parce qu’il était à bout d’invention, il tomba sur l’orbite qu’un esprit bien pourvu des armes de la logique moderne aurait essayé presque tout d’abord.

C’est ainsi que tout ouvrage scientifique assez important pour vivre dans la mémoire de quelques générations témoigne de ce qu’il y avait de défectueux dans l’art de raisonner, à l’époque où il fut écrit, et chaque pas en avant fait dans la science a été un enseignement dans la logique. C’est ce qui eut lieu quand Lavoisier et

  1. Cela n’est pas tout à fait exact, mais l’est autant qu’il se peut faire en peu de mots.